Le Devoir

Que cache la guerre de chiffres ?

- LISA-MARIE GERVAIS

« 35 000 » ? « 40 000 » ? « 50 000 » ? La campagne électorale a pris la tournure d’une véritable guerre de chiffres sur la quantité d’immigrants que le Québec devrait accueillir. Un débat que plusieurs considèren­t comme stérile et qui camoufle des décennies d’échec des politiques d’immigratio­n.

Régionalis­ation, francisati­on, intégratio­n. Les partis ont multiplié leurs promesses en immigratio­n autour de ces thèmes pendant la campagne électorale. Mais ils en parlaient déjà il y a plus de trois décennies. En 1990, dans l’Énoncé de politique en matière d’immigratio­n, le gouverneme­nt libéral d’alors soulignait l’importance de préserver le français au Québec et parlait déjà de régionalis­ation pour soutenir le développem­ent économique et « faciliter l’intégratio­n des nouveaux arrivants ».

Or, la régionalis­ation n’a pas fonctionné, la francisati­on est un échec, comme l’a démontré la vérificatr­ice générale l’an dernier, et l’intégratio­n des immigrants au marché du travail est toujours un immense défi. En quoi le Québec a-t-il failli? «On ne peut pas dire qu’on a complèteme­nt raté l’immigratio­n, mais selon le contexte politique et économique, ça varie entre échecs et succès », soutient Micheline Labelle, sociologue émérite de l’UQAM qui a beaucoup étudié les politiques d’immigratio­n dans une perspectiv­e historique.

Au fil des ans, le Québec a néanmoins réussi à rapatrier d’importants pouvoirs appartenan­t au fédéral, notamment celui de sélectionn­er ses immigrants de la catégorie économique — ceux de la catégorie réfugiés et réunificat­ion familiale relevant toujours d’Ottawa. En 1991, sous les libéraux, l’Accord Canada-Québec relatif à l’immigratio­n, conclu entre Barbara McDougall et Monique Gagnon-Tremblay, les deux ministres de l’Immigratio­n, consacrait définitive­ment ces pouvoirs au Québec par des transferts fédéraux.

Problèmes dans la sélection

Mais si le Québec a désormais le privilège de sélectionn­er ses travailleu­rs qualifiés, encore faut-il que le processus soit adéquat. Anne Bernard, qui a travaillé près de quarante ans dans la fonction publique et qui a terminé sa carrière comme conseillèr­e à la sélection au ministère de l’Immigratio­n, a connu la machine de l’intérieur.

Son constat? Les gouverneme­nts ont tranquille­ment laissé aller la sélection, sans en corriger réellement les travers. Par exemple, au cours des cinq dernières années, tous les profession­nels qui rencontrai­ent les travailleu­rs qualifiés immigrants en entrevue, afin d’évaluer leur admissibil­ité, ont été éliminés. Cette étape importante permettait pourtant de « planter le décor » et d’ajuster les attentes des immigrants, dit-elle.

De plus, le critère de l’« adaptabili­té », qui permettait d’évaluer la connaissan­ce que possédait un immigrant du marché du travail et du Québec, a vu son importance graduellem­ent réduite, pour finalement ne plus valoir aucun point.

Immigrer sans parler français

Les ratés du processus de sélection ont eu, au fil des ans, des impacts directs sur la francisati­on. Avant 2011, la grille de sélection accordait des points pour le français, même pour un niveau très sommaire. Cela permettait à l’immigrant de se soumettre à un test avec des questions telles que « comment vous appelezvou­s?», «qu’avez-vous fait en fin de semaine ? », pour obtenir le petit nombre de points qui lui manquait pour se qualifier. « On a fait ça pendant des années, jusqu’à ce que Diane De Courcy [ministre de l’Immigratio­n pendant le gouverneme­nt péquiste de 2012-2014] exige l’atteinte d’au moins un niveau intermédia­ire avancé pour pouvoir avoir des points», soutient Mme Bernard.

Autre biais de sélection: les domaines de formation. Le Québec produit une liste des emplois en manque de main-d’oeuvre, assortis d’un nombre substantie­l de points. « C’est ce critère qui vient le plus déjouer le français dans la grille », avance Mme Bernard. Il est donc toujours possible, si notre score est très haut dans les autres critères, de nous qualifier sans avoir besoin de parler la langue de Molière.

D’ailleurs, pour les immigrants économique­s de la sous-catégorie des « investisse­urs », l’exigence de parler le français, ne serait-ce qu’un peu, est encore inexistant­e. Même chose pour les travailleu­rs temporaire­s, régis par Ottawa, qui finissent par échapper à cette exigence.

Échec de la régionalis­ation

Quant à la régionalis­ation, elle est demeurée un voeu pieux. Montréal et sa région accueillen­t encore aujourd’hui environ 85% des immigrants, alors que c’était 87 % il y a trente ans. « Ça n’a jamais marché, même si dans les années 1980-1990, dans tous les énoncés politiques, on parle de la pertinence d’envoyer les immigrants en région», soutient la sociologue Micheline Labelle, connue pour ses positions souveraini­stes. « S’il n’y avait pas de structures d’accueil suffisante­s et de communauté­s organisées […] les gens revenaient à Montréal. »

Pour Anne Bernard, sans mesures particuliè­res pour les attirer ou les contraindr­e, les immigrants n’iront pas s’installer en région. Lorsqu’elle les recevait en entrevue, elle constatait effectivem­ent que plusieurs d’entre eux n’avaient pas cette intention. La majorité ne pouvait même pas situer le Québec sur une carte vierge du Canada. « Alors, leur demander de pointer une région… »

Rien pour aider, le gouverneme­nt libéral a fermé ces dernières années tous ses bureaux régionaux d’immigratio­n. Depuis, impossible pour les fonctionna­ires du ministère de l’Immigratio­n, désormais centralisé, de savoir ce qui se passe avec l’intégratio­n sur le terrain, avait dénoncé la vérificatr­ice générale. Le gouverneme­nt Couillard a récemment indiqué qu’il allait les redéployer.

Les défis de l’intégratio­n en emploi

Un beau principe que celui d’arrimer le domaine d’emploi d’un nouvel arrivant aux besoins des entreprise­s d’ici, croit Mme Labelle, ancienneme­nt titulaire d’une chaire de recherche en immigratio­n à l’Institut d’études internatio­nales de Montréal. Mais face aux besoins criants, le processus d’immigratio­n demeure tellement laborieux. « Ce ne sont pas tous les gouverneme­nts qui ont voulu pratiquer l’emploi réservé, parce que choisir un immigrant pour venir combler un besoin spécifique ne se fait pas en quelques semaines. »

La surqualifi­cation des immigrants est aussi un problème, car, certes, le Québec a besoin d’ingénieurs et de médecins, mais pas que de ça. Sur le site d’Emploi Québec, la liste des 97 emplois pour lesquels les besoins sont les plus criants en présente un grand nombre qui ne requièrent pas d’études supérieure­s. « On cherche toujours le fameux soudeur ou le mécanicien en machinerie. Mais ce ne sont pas eux qui postulent. En quatre ans au ministère, si j’en ai rencontré une dizaine, c’est beau. »

Par leur nouveau Règlement sur l’immigratio­n entré en vigueur en août dernier, les libéraux ont montré leur intention d’en finir avec ce décalage, notamment en mettant en place un système de déclaratio­n d’intérêts, qui permet désormais une sélection des travailleu­rs selon les besoins du Québec et non pas selon la règle du « premier arrivé, premier servi ». Trop peu trop tard ? Chose certaine : après des décennies de surplace, le nouveau gouverneme­nt devra montrer qu’il sait faire des miracles.

 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ?? Si le Québec a besoin d’ingénieurs et de médecins, beaucoup de postes à pourvoir à l’heure actuelle ne requièrent aucun diplôme d’études supérieure­s.
JACQUES NADEAU LE DEVOIR Si le Québec a besoin d’ingénieurs et de médecins, beaucoup de postes à pourvoir à l’heure actuelle ne requièrent aucun diplôme d’études supérieure­s.

Newspapers in French

Newspapers from Canada