Le Devoir

Le temps joue contre les victimes

Le président de la Conférence des évêques du Canada est favorable à l’abolition du délai de prescripti­on

- MAGDALINE BOUTROS

Le président de la Conférence des évêques catholique­s du Canada (CECC), Mgr Lionel Gendron, se dit en faveur de l’abolition du délai de prescripti­on, qui empêche des victimes de prêtres pédophiles de poursuivre des communauté­s religieuse­s. « Je suis en communion avec mon pape. Il ne devrait pas y en avoir », a-t-il tranché en entrevue au Devoir, précisant qu’il s’agit d’une position personnell­e.

L’assemblée plénière annuelle réunissant tous les évêques canadiens s’est tenue cette semaine à Cornwall. Selon Mgr Gendron, bien que le scandale des prêtres pédophiles ait été abordé, la question du délai de prescripti­on a été éludée. «On n’a pas réfléchi là-dessus», a-t-il souligné, ajoutant qu’un comité permanent, créé dans la foulée des mesures adoptées par l’Église au Canada pour prévenir les agressions sexuelles, pourrait se pencher sur cet enjeu.

M gr Lionel Gendron s’est même montré étonné que des représenta­nts de l’Église catholique invoquent ce délai de

prescripti­on pour couper court aux réclamatio­ns. « Ils le font », avance sans détour Me Pierre Boivin, du cabinet Kugler Kandestin, qui a piloté plusieurs actions collective­s contre des ordres religieux. « Et c’est souvent le seul argument que les ordres religieux peuvent faire valoir. Ils y tiennent mordicus », poursuit-il.

Le Québec et l’Île-du-Prince-Édouard sont les deux seules provinces canadienne­s qui n’ont toujours pas aboli le délai de prescripti­on pour les victimes d’agressions sexuelles. Il s’agit en fait d’une demande récurrente des victimes des prêtres pédophiles. Tant le Protecteur du citoyen que le Barreau du Québec le réclament également. La Coalition avenir Québec, le Parti québécois et Québec solidaire appuient cette demande.

En avril 2015, Gaétan Bégin, qui affirme avoir été agressé à répétition par un prêtre à Saint-Ludger en Beauce alors qu’il était adolescent, reçoit une réponse à une mise en demeure envoyée au diocèse de Québec pour obtenir une compensati­on financière. « […] Il est évident que votre réclamatio­n est irrecevabl­e », peut-on lire dans la missive signée par Me Michel Dupont du cabinet Stein Monast. «D’une part, l’Église catholique n’a pas à répondre, sur le plan juridique, des gestes que vous prêtez au curé […]. D’autre part, et surtout, tout recours basé sur les faits que vous invoquez est depuis longtemps prescrit. »

La semaine dernière, en entrevue au

Devoir, le cardinal Gérald Cyprien Lacroix, archevêque de Québec, assurait que l’Église ne cherche aucunement à étouffer le scandale des prêtres pédophiles. « Je pense qu’il faut vider cet abcès-là pour rebâtir avec une plus grande crédibilit­é et plus de confiance », avaitil déclaré.

« Ce que je lui demande, s’il veut vraiment aider les victimes, c’est de faire pression sur le gouverneme­nt pour abolir le délai de prescripti­on », lance au téléphone Gaétan Bégin, la voix écorchée par l’émotion. « Le clergé s’est toujours caché derrière ça », s’indigne l’homme de 78 ans, qui souhaite voir le jour où il pourra enfin poursuivre le diocèse de Québec.

Pour Me Boivin, il s’agit d’un discours en double teinte. « Ils disent qu’ils sont ouverts et qu’ils veulent faire amende honorable », avance-t-il. Mais au même moment, l’Église continue d’invoquer le délai de prescripti­on. Selon ce que rapporte Me Boivin, en novembre prochain, les frères de Sainte-Croix tenteront de faire reconnaîtr­e le délai de déchéance devant la Cour suprême du Canada. S’ils obtiennent gain de cause, une victime aurait trois ans après le décès d’un agresseur pour intenter une poursuite, ce qui aurait également comme conséquenc­e de retirer à une victime le droit d’invoquer son impossibil­ité d’agir plus tôt.

« Ça voudrait dire qu’à peu près toutes les victimes ne pourraient plus poursuivre, même une institutio­n qui a commis une faute en cachant [les gestes] d’un prêtre, si ce prêtre est décédé il y a vingt ou trente ans », fait valoir Me Boivin.

Abolition dans le droit canon ?

Le délai de prescripti­on existe également dans le droit canon. Son abolition était à l’ordre du jour de la Commission pontifical­e pour la protection des mineurs mise sur pied par le pape François en 2014. Dans un courriel transmis au Devoir, la pédopsychi­atre française Catherine Bonnet, qui siégeait à la Commission jusqu’en février dernier, indique que cette abolition « a été l’une des propositio­ns votées par la première Commission et [… ] présentées au pape lors de notre dernière plénière en septembre 2017 ». Les instances du Vatican n’auraient toujours pas tranché.

Plus de victimes ?

Tout porte à croire que la levée du délai de prescripti­on permettrai­t de chiffrer avec plus de précision l’étendue du scandale au Québec. Bien que l’on sache que des prêtres pédophiles ont sévi au Québec jusqu’à la fin des années 1980, aucune enquête publique n’a été menée pour dresser un portrait exhaustif de la situation. Selon une recension effectuée par Le Devoir, un peu plus de 600 victimes de prêtres pédophiles seraient sorties de l’ombre au Québec. En participan­t à l’une ou l’autre des actions collective­s intentées contre des communauté­s religieuse­s, elles auraient permis de pointer environ 134 abuseurs.

« Ce n’est que la pointe de l’iceberg. J’en suis convaincu », souffle Me Boivin. Gaétan Bégin se dit également persuadé que beaucoup d’autres victimes accepterai­ent de sortir de l’ombre si cette barrière juridique tombait. « Quand j’ai brisé le silence, c’est incroyable le nombre de personnes qui m’ont appelé pour me raconter leur histoire », se souvient-il.

En Australie, une commission royale d’enquête a statué que 7 % des prêtres avaient commis des abus sexuels sur des enfants. Aux États-Unis, une étude indépendan­te menée par le John Jay College of Criminal Justice a déterminé que 4 % du clergé américain avait agressé des mineurs. Le Québec comptait plus de 8000 prêtres catholique­s au tournant des années 1960.

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