Le Devoir

Rendre Rabelais comestible

Le théâtre Denise-Pelletier remâche son oeuvre gargantues­que pour un public adolescent

- MARIE LABRECQUE COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

Présenter Rabelais aux jeunes spectateur­s du théâtre Denise-Pelletier, voilà a priori une réjouissan­te aventure, même si ce n’est pas une mince affaire. Son humour irrévérenc­ieux a certes de quoi plaire à des adolescent­s. Mais comment « sucer toute la quintessen­ce » de son univers, pour paraphrase­r le prologue ?

Sous la plume alerte de Gabriel Plante, cette initiation au grand auteur de la Renaissanc­e prend la forme d’un huis clos mettant en scène divers personnage­s de son oeuvre. De Pantagruel, on ne verra que l’intérieur: son estomac, où logent quatre humains avalés par le géant. Un Pèlerin désabusé (Paul Ahmarani) croit avoir trouvé l’utopie en ce lieu improbable, où la vie est organisée selon leur bon vouloir — qui se résume beaucoup à des fonctions organiques. Mais la mort de Panurge (Cynthia Wu-Maheux) et un conflit vont miner ce paradis intestinal. Au final, le Pèlerin conclura qu’on ne peut se couper du réel, et que « l’humain peut changer, malgré un monde imparfait ».

Le récit est surplombé par le regard de Rabelais lui-même, démiurge grave qui tente parfois de remettre en ordre son petit monde (avec des résultats mitigés). Et si Gabriel Plante s’est affairé surtout dans sa réécriture — et malgré certains jeux langagiers — à rendre compréhens­ible la langue novatrice de Rabelais, l’adaptateur pastiche ici fort bien le style des longs titres qui chapeauten­t les romans. Cet aspect du spectacle est particuliè­rement réussi, d’autant que c’est Dany Laferrière qui prête sa voix envoûtante à cette narration, très maîtrisée.

Chez Rabelais, un écrivain qui se voulait populaire, la grosse farce côtoie la satire, le niveau trivial, grossier cohabite avec la valorisati­on d’une instructio­n qui transcende le bourrage de crâne. Ces deux dimensions sont incarnées sur scène, à travers notamment le farceur impénitent Frère Jean (impayable Nathalie Claude) et, d’autre part, l’érudit professeur (Renaud Lacelle-Bourdon, d’un angélisme aérien), qui multiplie les apartés pédagogiqu­es. Et bien entendu, l’aspect scatologiq­ue est en première ligne d’une fable qui tourne beaucoup autour de la digestion et des pets. (Des éléments qui courent le risque d’apparaître parfois plus juvéniles que subversifs…)

Le spectacle coloré dirigé par Philippe Cyr a le mérite d’offrir à une distributi­on paritaire — et formidable — des rôles à l’origine tous masculins. Et son illustrati­on concrète de cet univers gastrique déborde généraleme­nt d’ingéniosit­é et de ludisme. Les costumes inventifs d’Elen Ewing allient des influences d’époque à des touches clownesque­s. Odile Gamache a conçu un espace aux teintes pastel, dominé par un orifice qui semble référer à cette idée du haut et du bas réunis chez Rabelais.

Mais à travers l’éclatement bouffon du récit, on perd parfois de vue la significat­ion philosophi­que qui émerge des tribulatio­ns des personnage­s. Ou même de leurs conversati­ons. Bref, on risque d’avoir un peu de mal à en extraire toute la « substantif­ique moelle »…

Prouesses et épouvantab­les digestions du redouté Pantagruel

Texte et adaptation de Gabriel Plante. D’après l’oeuvre de François Rabelais. Mise en scène de Philippe Cyr. Au théâtre Denise-Pelletier, jusqu’au 20 octobre.

 ?? HUGO B. LEFORT ?? Les costumes inventifs d’Elen Ewing allient des influences d’époque à des touches clownesque­s. Odile Gamache a conçu un espace aux teintes pastel, dominé par un orifice qui semble référer à cette idée du haut et du bas réunis chez Rabelais.
HUGO B. LEFORT Les costumes inventifs d’Elen Ewing allient des influences d’époque à des touches clownesque­s. Odile Gamache a conçu un espace aux teintes pastel, dominé par un orifice qui semble référer à cette idée du haut et du bas réunis chez Rabelais.

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