Le Devoir

Amours, délices, orgues et poésie. Sainte-Mélanie propose un premier festival culturel aux couleurs de l’automne.

La nuit des morts-vivants n’a fait que gagner en stature depuis sa sortie il y a 50 ans

- FRANÇOIS LÉVESQUE

Pris de haut par la critique en 1968, La nuit des

morts-vivants traumatisa un public hébété qui en redemanda pourtant, au point d’en faire l’une des production­s indépendan­tes les plus lucratives de tous les temps. Depuis 50 ans, la reconnaiss­ance envers le film n’a fait que croître.

Retranché dans la cave d’une ferme isolée, un groupe disparate d’individus est aux aguets. Dehors, les morts, mystérieus­ement ranimés, se repaissent des vivants. Immobiles dans la pénombre humide, ces hommes et ces femmes, étrangers contraints de cohabiter, attendent dans l’angoisse quelque plan, quelque secours. À terme, ils se révéleront aussi — sinon plus — dangereux les uns pour les autres que les hordes putrides qui battent la campagne. Lorsque La nuit des morts-vivants prit l’affiche dans les cinémas et ciné-parcs américains en octobre 1968, George A. Romero ne se doutait pas de la valeur sociopolit­ique qu’on accolerait à son premier film. Il n’avait d’autre ambition que celle d’un profit rapide. L’histoire en décida autrement. La nuit des morts-vivants (Night of the Living Dead) ne perd pas de temps à instaurer un climat de terreur. Ainsi l’action démarre-t-elle dans un cimetière, avec une soeur et un frère, Barbara et Johnny, venus fleurir la tombe de leur mère. En arrière-plan, un homme titube dans leur direction. Il arbore un complet noir : un autre visiteur endeuillé, nul doute. Pendant qu’il se rapproche, lentement, Barbara et Johnny s’affairent distraitem­ent. Soudain, l’inconnu attaque Barbara, puis tue Johnny.

Traumatisé­e, la jeune femme trouve refuge dans la ferme mentionnée, où la recueille Ben. En pleine stupeur, Barbara n’est qu’à demi-consciente de ce que Ben les barricade tous deux dans la maison désertée tandis que, de loin en loin, des silhouette­s pâles émergent de la forêt. Bientôt, les deux survivants découvrent cachés au sous-sol un couple et sa fillette, qui a été mordue.

Les y rejoindron­t un autre couple, complétant un microcosme ayant inspiré maintes analyses depuis la sortie du film.

État des lieux

Les deux lectures les plus répandues voient dans La nuit des morts-vivants une métaphore de l’Amérique d’alors. L’une se rapporte au malaise engendré par la guerre du Vietnam, déjà latent à l’époque ; l’autre rend compte de l’animosité blanche face à la lutte pour les droits civiques portée par la parole de Martin Luther King.

Car il faut savoir que Ben, le héros du film, est noir. Et en ce temps-là, en dépit des avancées hollywoodi­ennes de Sidney Poitier, c’était encore une situation inusitée.

D’un pessimisme implacable ou d’une ironie furieuse, c’est selon, le film de George A. Romero tue un à un ses personnage­s, y compris Ben, sacrifié à la fin sur l’autel non pas du surnaturel, mais de la bien réelle bêtise humaine (Romero en était à chercher un distribute­ur pour son film lorsqu’il apprit l’assassinat de King).

Dans son analyse publiée en 2003 dans le Village Voice, Elliott Stein résume parfaiteme­nt ces enjeux sous-jacents : « [Le film] dégonfle tous les clichés du genre. Il a troqué les décors expression­nistes du film de peur traditionn­el pour un style néoréalist­e — l’utilisatio­n par Romero de lieux réels et d’un noir et blanc granuleux donne à ce festival gore l’allure et l’impression d’un documentai­re. Et il ne s’agissait pas de la Transylvan­ie, mais de la Pennsylvan­ie — c’était l’Amérique moyenne en guerre, et le carnage zombie s’apparentai­t à un écho grotesque du conflit qui faisait alors rage au Vietnam. Dans ce qui demeure le tout premier film d’horreur subversif, le héros noir débrouilla­rd survit aux zombies pour mieux être abattu par un ramassis de rednecks, et une fillette grignote voracement le bras arraché de son père — la désillusio­n vis-à-vis du gouverneme­nt et de la famille nucléaire patriarcal­e est totale. »

Distance rassurante

Pour le compte, La nuit des morts-vivants s’inscrit dans une longue tradition du cinéma d’horreur comme miroir sociétal. Dans un essai du New York Times de 2001 intitulé Horrors ! Time for an Attack of the Metaphors ? From Bug Movies to Bioterrori­sm, Rick Lyman explique : « Certaines terreurs sont trop difficiles à affronter directemen­t, alors elles se manifesten­t sous les atours plus faciles à revêtir de la métaphore. Cela a été la visée cachée du cinéma d’horreur depuis le commenceme­nt, et c’est ce qui en a fait l’un des genres les plus pérennes. »

L’auteur évoque une expérience cathartiqu­e unique, à raison. En effet, l’épouvante possède ceci de particulie­r qu’elle permet d’affronter peurs et hantises, cela tout en maintenant une distance rassurante, fiction aidant.

Fait intéressan­t, et il s’agit là d’un sujet de discussion très populaire auprès des cinéphiles férus d’horreur, George A. Romero ne revendiqua lui-même jamais de telles velléités allégoriqu­es pour son film, affirmant avoir choisi Duane Jones pour la seule raison qu’il était l’acteur ayant donné la meilleure audition pour le rôle de Ben.

La sincérité du cinéaste ne fait aucun doute. Il n’empêche, toute oeuvre est tributaire d’une part d’inconscien­t ; ou l’artiste comme éponge.

À l’épreuve du temps

Quoi qu’il en soit, Romero embrassa par la suite ouvertemen­t l’idée de métaphore. En témoignent : Zombie — Le crépuscule des morts-vivants (Dawn of the Dead ; 1978), satire féroce du consuméris­me où la ferme est remplacée par un centre d’achat ; Le jour des morts-vivants (Day of the Dead,

1986) et son bunker militaire sur fond de toute-puissance illusoire de l’ère Reagan ; La terre des morts (Land of the

Dead, 2005), ou la plèbe contre le 1 % alors que les survivants ordinaires maraudent désormais à l’instar des zombies tandis que les nantis s’accrochent à leurs privilèges, retranchés dans leur gratte-ciel.

À terme, presque malgré lui, George A. Romero accomplit il y a 50 ans un exploit auquel aspirent tous les cinéastes : créer une oeuvre à l’épreuve du temps.

Considéran­t la nature du film, avec tous ces trépassés qui refusent de mourir, c’est dans ce cas précis on ne peut plus approprié.

Dans ce qui demeure le tout premier film d’horreur subversif, le héros noir débrouilla­rd survit aux zombies pour mieux être abattu par un ramassis de rednecks, et une fillette grignote voracement le bras arraché de son père

— la désillusio­n vis-à-vis du gouverneme­nt et de la famille nucléaire patriarcal­e est totale ELLIOTT STEIN

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IMAGE TEN Lorsque La nuit des morts-vivants prit l’affiche dans les cinémas et ciné-parcs américains en octobre 1968, George A. Romero ne se doutait pas de la valeur sociopolit­ique qu’on accolerait à son premier film.

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