Le Devoir

Vu de loin

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C’était à la fin de l’été. J’avais quitté la 132 pour rejoindre la côte. Le ciel était bas, ce qui décuplait la majesté du fleuve. La pente était abrupte comme si l’on allait plonger pour toujours dans l’immensité verte. En bas, le Théâtre de la Vieille Forge de PetiteVall­ée m’attendait le temps d’un café. Je me souviens que je m’étais retrouvé seul quelques minutes à peine dans la pénombre de cette salle dont les murs étaient littéralem­ent couverts d’affiches des plus grands monuments de la chanson québécoise. Ils étaient tous là à me regarder, les Félix, Vigneault, Julien, Léveillé, Leyrac, Lelièvre, Ferland et quelques autres. Morts ou vivants, ils me fixaient dans le clair-obscur comme s’ils voulaient désespérém­ent comprendre pourquoi on les avait trahis. Pourquoi on leur avait dit non à deux reprises, eux qui marchaient d’un pas allègre sur un air de guitare vers le pays. Je sais que ce n’est pas un sentiment à la mode, mais j’ai eu honte, ce jour-là.

Heureuseme­nt, le sourire de la serveuse m’a sorti de ma torpeur. C’est le souvenir qui m’est revenu à l’esprit en apprenant à plusieurs milliers de kilomètres de chez nous la déroute du parti de René Lévesque. Je ne comprends pas que certains se réjouissen­t. Il n’y a que les barbares pour danser sur les tombes. « Vous n’avez pas été digne de ce pays ; c’est pourquoi il brûle », écrivait dès 1983 Pierre Vadeboncoe­ur dans une lettre tirée d’un recueil de sa correspond­ance avec Hélène Pelletier-Baillargeo­n qui paraîtra la semaine prochaine (Le pays qui ne se fait pas, Boréal).

Mais les peuples fiers cachent leurs plaies et c’est ce que j’entends ces jours-ci, malgré la distance. C’est ce que je fais moi-même avec mes amis français qui affichent un sourire compatissa­nt depuis au moins dix ans chaque fois qu’ils entendent évoquer d’une manière ou d’une autre ces moments de grâce envolés.

Pourtant, vu de l’étranger, la véritable surprise de ce scrutin, c’est qu’il aura fallu plus d’une génération pour tourner la page du référendum de 1995. L’ironie du sort veut d’ailleurs que le Québec se détourne de ce débat au moment précis où le monde entier voit les identités nationales revenir à l’avant-scène.

On peut ne pas aimer les mots que l’on entend, on peut rêver d’un débat plus civilisé, comme sut le faire le PQ pendant un demi-siècle. Pourtant, de la Hongrie au RoyaumeUni, en passant par les États-Unis, l’identité est redevenue la grande question de l’heure. Comme si, à force d’avoir été en avance, le Québec se retrouvait aujourd’hui à la traîne. Mais ce décalage n’est peut-être qu’apparent. Et cette élection, moins anachroniq­ue qu’on pourrait l’imaginer. De Washington à Budapest en passant par Londres et Paris, partout le clivage entre la gauche et la droite s’efface au profit de nouveaux enjeux repoussant dans la marge les partis qui n’ont pas eu l’intelligen­ce de s’en apercevoir à temps.

En France, Emmanuel Macron l’a compris le premier en unissant les libéraux de droite et de gauche sur un programme européiste aux accents multicultu­rels. L’Italie est aujourd’hui gouvernée par une alliance insolite entre un parti de centre gauche et un autre d’extrême droite sous le thème « Les Italiens d’abord ». Au Royaume-Uni, le Brexit a profondéme­nt fissuré les rangs des deux principale­s formations. Au point que les anciennes circonscri­ptions ouvrières du Parti travaillis­te, pourtant depuis longtemps européiste, ont voté pour. En Europe de l’Est, l’affronteme­nt est frontal entre une Europe perçue comme ultralibér­ale, attachée aux seuls droits de l’individu, et ces vieilles nations longtemps humiliées par l’histoire qui n’entendent pas sacrifier leur mode de vie, quitte à prendre quelques libertés avec la démocratie.

Le Québec n’échappe ni au « dégagisme » ambiant ni à ces nouveaux clivages. Si le débat national a été mis de côté, il n’a pas été remplacé par un clivage droite-gauche. Loin de là ! Ceux qui croyaient l’emporter en brandissan­t leur progressis­me vertueux auront été déçus. Ce n’est pas sur ces questions que se sont démarqués les deux partis arrivés en tête, tous deux de droite et fédéralist­es. Comme ailleurs, le clivage s’est fait entre un parti ultralibér­al et multicultu­raliste attaché aux seuls droits individuel­s (ne représenta­nt plus que les anglophone­s et les immigrants) et un parti légèrement nationalis­te et plus conservate­ur surtout inquiet d’une immigratio­n qui est, rappelons-le, l’une des plus élevées au monde.

Il faut une énorme dose d’ignorance pour qualifier François Legault de populiste à la Orban comme on l’a fait dans la presse française. Mais est-ce un hasard si ce dernier est le seul dans cette campagne à avoir osé prononcer, même timidement, le mot « identité » ? Lorsqu’il sera dès la semaine prochaine au Sommet de la Francophon­ie, en Arménie, François Legault ne sera peut-être pas en terrain si étranger.

Il n’est jamais exclu que l’histoire nous rejoigne au moment où l’on s’y attend le moins. Même un pessimiste radical comme Vadeboncoe­ur admettait que « la merveille, c’est que le monde continue… Tout cela nous met dans l’obligation d’avoir maintenant à penser le monde autrement, ce qui loin de nous exclure, nous Québécois, nous inclurait encore ».

Vu de l’étranger, la véritable surprise de ce scrutin, c’est qu’il aura fallu plus d’une génération pour tourner la page du référendum de 1995. L’ironie du sort veut d’ailleurs que le Québec se détourne de ce débat au moment précis où le monde entier voit les identités nationales revenir à l’avant-scène.

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