Le maudit trente maudit de Marie Darsigny |
La poète documente l’année d’affolement précédant son trentième anniversaire
«Il faut que je te dise / que je suis Stevie Nicks / Elizabeth Wurtzel / Marie-Sissi Labrèche / Nelly fucking Arcan / je m’approprie les petits et les gros drames / de filles qui ont su crier un refrain / dont je connais les paroles par coeur », proclamait Marie Darsigny en 2007 dans Filles (l’Écrou), son premier recueil de poèmes en français.
«J’écrirai pages par-dessus pages / gondolées / de journal intime rose fluo / te donnerai la clé sans avoir le double», ajoutait plus loin l’artiste, une promesse qu’elle tient aujourd’hui avec Trente, récit affolé et souvent hilarant — Marie Darsigny est la plus drôle des filles désespérées — des trois cent soixante-quatre jours précédant son trentième anniversaire. Couleur de la couverture : rose !
Pourquoi à ce point redouter ses trente ans ? Parce que trente ans, c’est « le début de la fin », « et moi je voulais échapper à la descente», explique-telle mois par mois, dans une écriture protéiforme entremêlant des confessions d’une vertigineuse transparence sur le quotidien d’une accro, des gloses passionnantes sur l’oeuvre de Drake ou de Fiona Apple, ainsi que de nombreuses relectures opiniâtres et salvatrices des évangiles de ses grandes soeurs de dépendance et de spleen qui tétanise.
«La triste vérité c’est que mes muses préférées sont déprimées, c’est vrai en anglais avec Angelina Jolie et Elizabeth Wurtzel, mais c’est aussi vrai en français avec Nelly Arcan et Marie-Sissi Labrèche: mortes ou déprimées.» Jolie famille spirituelle.
La beauté du geste vain
Trente de Marie Darsigny pourra désormais être brandi comme puissant argument par ceux et celles qui refusent de croire en une littérature qui pointerait dans la direction de la sérénité, ou qui permettrait aux lectrices de contourner les pièges qui ont avalé leurs prédecesseures. Ce livre raconte une femme qui souffre d’abord de toutes les bonnes raisons que nous offre cette époque, mais aussi de la conscience que sa souffrance n’a rien d’inédit, que d’autres avant elle l’ont déjà fabuleusement nommée, et que même leur génie n’a pas suffi à les sauver.
Cette chronique d’une mort annoncée est aussi un téméraire doigt d’honneur au discours du self-care suggérant (surtout) aux femmes que leur salut leur appartient entièrement, que leur détresse ne creuse absolument aucune racine dans le social ou le politique.
Rare source d’apaisement: l’écriture. «[J]e veux (ré)écrire ma vie pour avoir un peu de contrôle, je veux effacer pour mieux recommencer, raturer pour mieux corriger, disséquer pour mieux comprendre […]»
En chantant cet appel des profondeurs qui la subjugue ainsi que son amour de l’autodestruction, Marie Darsigny tente de mythifier de dangereuses inclinations pour lesquelles des hommes créateurs sont, eux, sans cesse déifiés.
Son impitoyable entreprise brille de la beauté du geste vain, dans la mesure où elle sait trop bien qu’elle ne demeurera aux yeux d’un certain conformisme bienséant qu’une pauvre « sad girl », voire une «crisse de folle» (pour reprendre une très violente accusation qu’elle tentait de subvertir dans Filles). Ses larmes sont pourtant celles de la résistance. (Pas) joyeux anniversaire à elle.