Le Devoir

Un plan sans cible de réduction d’émissions de GES

La lutte contre les changement­s climatique­s au Québec pourrait être compromise, craignent des experts

- KARL RETTINO-PARAZELLI

Le premier plan directeur du nouvel organisme gouverneme­ntal chargé de coordonner la transition énergétiqu­e du Québec n’est soumis à aucune cible de réduction des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2023, a appris Le Devoir. Une « omission majeure », qui pourrait compromett­re l’atteinte des objectifs que s’est fixés le Québec pour lutter contre les changement­s climatique­s, mettent en garde plusieurs spécialist­es des enjeux énergétiqu­es.

C’est « l’échec assuré », lance le professeur de l’Université de Montréal Normand Mousseau, spécialist­e des questions énergétiqu­es. « Si on n’inclut pas les émissions de GES dans le plan, on ne peut pas s’assurer que les résultats seront au rendez-vous, dit-il. Si on demande qu’un pont soit solide sans demander qu’il soit beau, il n’y a aucune chance qu’il soit beau. »

Transition énergétiqu­e Québec (TEQ), un organisme financé aux deux tiers par le Fonds vert qui doit veiller à « la mise en oeuvre de l’ensemble des programmes et des mesures nécessaire­s à l’atteinte des cibles en matière énergétiqu­e » au Québec, a reçu une mise en garde semblable de la part du regroupeme­nt de spécialist­es chargé de le conseiller. Dans un rapport déposé en avril dernier, la Table des parties prenantes (TPP) a recommandé au gouverneme­nt et à TEQ « d’établir une cible de réduction des GES en bonne et due forme pour les plans directeurs ».

Seulement deux cibles

Le plan directeur 2018-2023 de TEQ a été élaboré en s’appuyant sur un décret du gouverneme­nt Couillard daté de juin 2017. Ce dernier indique que le plan doit notamment « permettre l’atteinte des objectifs de la Politique énergétiqu­e 2030 » et atteindre deux cibles plus précises d’ici 2023 : améliorer d’au moins 1 % par année l’efficacité énergétiqu­e et réduire d’au moins 5 % la consommati­on de produits pétroliers par rapport à 2013.

Dans sa politique énergétiqu­e, le gouverneme­nt libéral s’est donné cinq cibles, en précisant que leur atteinte permettrai­t de réduire de 16 millions de tonnes les émissions de GES en 2030. Or, dans son plan directeur, TEQ n’évoque aucune cible de réduction des GES pour 2023 et s’en tient aux deux cibles concernant l’efficacité énergétiqu­e et les produits pétroliers.

TEQ a soumis son plan directeur à la Régie de l’énergie en juin dernier. Trois mois plus tard, l’une des spécialist­es qui siègent à la TPP, la chercheuse Johanne Whitmore, a fait parvenir à la Régie une lettre à titre personnel dans laquelle elle soutient que l’absence d’une cible de réduction des GES dans le plan de TEQ constitue une « omission majeure ».

« Quand on tient compte des GES, ça peut avoir une influence sur les programmes qu’on va privilégie­r. On peut atteindre une des cibles énergétiqu­es sans nécessaire­ment réduire les GES d’autant », explique-t-elle en entrevue. On pourrait par exemple réduire la consommati­on de produits pétroliers en passant au gaz naturel, sans nécessaire­ment réduire les émissions de GES de manière significat­ive, illustre la chercheuse.

Pas dans le mandat

Lors des audiences de la Régie de l’énergie, plusieurs intervenan­ts ont également cherché à savoir pourquoi le plan directeur n’avait pas de cible liée aux GES. Les associatio­ns québécoise et canadienne du propane ont par exemple demandé à TEQ d’expliquer pourquoi elle ne fixait pas « de cibles précises relatives à la réduction des GES », « alors que la décarbonis­ation de l’économie québécoise est une priorité gouverneme­ntale évidente ».

TEQ n’a pas répondu à la question, prétextant qu’elle dépassait son mandat. Elle a par la suite expliqué qu’«aucune cible de réduction de GES n’est prévue au décret [de juin 2017] ».

Cette interpréta­tion a fait bondir l’expert en énergie de l’Associatio­n québécoise du propane, Pierre Ducharme. «Est-ce vraiment logique que TEQ puisse répondre à la Régie qu’elle n’a pas à poursuivre des objectifs de réduction des GES, même si elle utilise de l’argent qui est destiné à la réduction des GES ? » soulève-t-il en faisant référence au financemen­t de TEQ provenant du Fonds vert.

À la fin du mois de septembre, la Régie s’est finalement rangée derrière TEQ dans le cadre d’une décision préliminai­re en affirmant que les seules cibles sur lesquelles elle doit se pencher sont celles concernant l’efficacité énergétiqu­e et les produits pétroliers. La décision définitive devrait être rendue prochainem­ent.

TEQ se défend

Le directeur général des affaires stratégiqu­es et des partenaria­ts de TEQ, Gilles Lavoie, affirme que le décret gouverneme­ntal « ne porte pas à interpréta­tion ». « Il y a deux cibles à atteindre. On assure qu’on va atteindre ces deux cibles-là; en plus, on va les dépasser, et il va y avoir un impact sur la réduction des GES, souligne-t-il. Si le nouveau gouverneme­nt décide d’aller plus loin, il le fera, et TEQ corrigera son plan en conséquenc­e. »

M. Lavoie soutient que le plan directeur tient compte des GES parce qu’une annexe indique que les mesures prévues devraient permettre de diminuer d’au moins 5,4 millions de tonnes les émissions de GES d’ici 2023.

On a besoin du Conseil de gestion du Fonds vert et on a besoin de Transition énergétiqu­e Québec, mais on a » besoin de cohérence

Le problème, rétorque Johanne Whitmore, c’est que la Régie de l’énergie ne se prononcera pas sur cette réduction potentiell­e des émissions polluantes si aucune cible liée aux GES n’est prévue au plan directeur. «Oui, [TEQ] présente des chiffres, mais il faut qu’il y ait une méthodolog­ie et une approche standardis­ée, comme ça se fait ailleurs, pour valider les réductions de GES », dit-elle.

Selon la loi, Québec peut « demander à TEQ de modifier son plan directeur afin notamment d’y inclure des cibles additionne­lles». Porté au pouvoir la semaine dernière, le gouverneme­nt caquiste demeure pour l’instant prudent. «[François Legault] a affirmé, lors de la campagne électorale, qu’il entendait faire en sorte que les cibles de réduction de GES posées par le gouverneme­nt sortant soient respectées », répond l’attachée de presse de la Coalition avenir Québec Émilie Toussaint.

Le mois dernier, Le Devoir a révélé le contenu d’un rapport préliminai­re du Conseil de gestion du Fonds vert concluant que plusieurs actions mises en oeuvre par différents ministères pour lutter contre les changement­s climatique­s devraient être « arrêtées » ou « réévaluées ». Parmi celles qui relèvent directemen­t de TEQ, le document recommande que 15 soient réévaluées et que 8 soient arrêtées.

« On a besoin du Conseil de gestion du Fonds vert et on a besoin de Transition énergétiqu­e Québec, mais on a besoin de cohérence, insiste Mme Whitmore. On a des institutio­ns, mais il faut les rafistoler. »

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