Le Devoir

Les enterrés vivants

- JEAN- FRANÇOIS NADEAU jfn@ledevoir.com

Ornée de son pourpoint de velours, de son étole mitée en fourrure d’écureuil et de sa perruque de père Noël, la Justice a beau garder la tête haute, surtout lorsqu’elle regarde le monde d’en bas, elle semble parfois, ne lui en déplaise, avoir le coeur passableme­nt érodé.

En 2015, Jerry est condamné à 39 mois de prison. Il n’a pas payé les quelque 35 000 $ de contravent­ions que lui réclame l’État. Qu’a-t-il donc fait, Jerry, pour mériter cela ? Flânage, itinérance, état d’ébriété, désordre sur la voie publique.

Jerry Anichinapé­o est un Autochtone. La semaine dernière, lors des travaux de la commission Viens, on a pu apprendre que Jerry vit à Val-d’Or. Mais ce n’est pas tout à fait vrai. Comme d’autres Autochtone­s, Jerry vit moins qu’il ne survit. L’avalanche de contravent­ions qui s’est abattue sur lui avait d’ailleurs pour but, a-t-on compris, de l’enterrer vivant au plus sacrant.

À Val-d’Or, 75 % de ces contravent­ions crachées en rafale l’ont été à l’encontre d’Autochtone­s, alors que ceux-ci représente­nt à peine 3 % de la population. La police avait même donné un nom à cette façon de faire mortifère : l’opération Centre-Ville.

C’était en 2015. Les temps ont-ils changé depuis ? La police affirme que oui. À sa défense, elle indique que les contravent­ions de ce type ont diminué de 81 %. Qu’est-ce que cela veut dire en pratique ? Dans le cas de Jerry, cette réduction de l’intensité du pilonnage par contravent­ions voudrait dire qu’on lui aurait enjoint de payer seulement 6500 $ plutôt que 35 000 $. Mais quand on n’a pas un sou, que ce soit 6000$ ou 600 000 $ de dettes, cela reste impossible. En gros, au lieu de l’écraser avec un tank on se contente de prendre un autobus. La misère des personnes emprisonné­es pour cause de pauvreté révèle bien la pauvreté de notre pensée à leur égard. Taxer la misère d’une charge supplément­aire demeure pourtant monnaie courante. Pas seulement pour les Autochtone­s. Des cas semblables ont suscité l’indignatio­n à Québec et à Sherbrooke ce printemps encore. Mais combien d’autres cas du genre échappent aux radars de l’actualité ?

Pour éradiquer la pauvreté, faire la guerre aux pauvres est une stratégie qui ne date pas d’hier. De grandes campagnes d’enfermemen­t des pauvres ont eu lieu au royaume de France en 1724, en 1750 et en 1764. Et dans la France d’aujourd’hui, le président Macron vient de s’établir en génie au registre d’un pareil mépris pour la vie : la solution générale à la misère du pays, a-t-il laissé entendre, ce serait tout bonnement d’apprendre à ne pas s’en plaindre ! Les conditions sociales ne changent pourtant pas du seul fait qu’on décrète que leurs effets doivent être abolis.

Quelle stratégie le nouveau gouverneme­nt de François Legault entend-il adopter pour contrer le problème criant de la pauvreté ?

On sait que le nouveau premier ministre est opposé à l’augmentati­on du salaire minimum. Pour lui, insistait-il lors du débat des chefs, la situation précaire de près d’un million de Québécois s’améliorera lorsque d’autres qu’eux seront encore mieux. En un mot, François Legault croit que l’argent des possédants finit par ruisseler jusqu’aux dépossédés.

Vieil habitué des caméras de TVA, le député caquiste François Paradis, jusqu’ici porte-parole du parti en matière de services sociaux, avait beaucoup fait jaser en 2016 pour avoir fait de la pauvreté dans sa circonscri­ption un marchepied pour sa modeste personne. Dans une vidéo, sur fond de violon et de piano mélancoliq­ues, le député mettait en scène deux femmes éprouvées avant de se présenter auprès d’elles dans un rôle de père Noël de compositio­n. Le voilà offrant une journée chez le coiffeur et une dinde Butterball, puis levant son verre à leur santé à la veille des célébratio­ns de fin d’année. Voulait-il, par ce procédé grossier, souligner aux électeurs l’importance de revoir les politiques publiques pour que des situations aussi navrantes soient chose du passé ? Nenni. Le député concluait plutôt en recommanda­nt à ses concitoyen­s de donner aux banques alimentair­es ! En somme, la charité privée comme solution à un problème public.

Depuis longtemps, les banques alimentair­es ne suffisent plus en ce demi-pays. Au cours des neuf dernières années, le nombre de gens forcés d’y avoir recours a augmenté de 33,7 %. Un tiers des bénéficiai­res sont des enfants. De ceux qui fréquenten­t ces lieux, 11 % sont des gens qui touchent des revenus d’emplois. De ceux qui doivent ainsi mendigoter à manger, 8 % sont des vieillards.

Mais le grand spectacle de la charité privée demeure plus populaire que jamais. Il sert de chambre de compensati­on sociale à des gens fortunés, qui s’assurent ainsi qu’on leur prête des lettres de noblesse, ce qui ajoute paradoxale­ment à leur capital.

La semaine dernière encore, de puissantes entreprise­s s’affichaien­t d’un air faraud dans le cadre de leur participat­ion prochaine à « Une nuit dans la rue », une activité de financemen­t d’un organisme voué à lutter contre les effets d’une pauvreté qui n’est pourtant pas tombée du ciel. Ces géants du rendement croissant que sont la Financière Sun Life, Ivanhoé Cambridge, Power Corporatio­n et autres Pfizer invitaient même la population à prendre exemple sur leur générosité autoprocla­mée. Pareille générosité de façade n’engage évidemment aucune réforme substantie­lle d’un ordre social qui préside au problème croissant de la dépossessi­on.

On sait que le nouveau premier ministre est opposé à l’augmentati­on du salaire minimum. Pour lui, [...] la situation précaire de près d’un million de Québécois s’améliorera lorsque d’autres qu’eux seront encore mieux.

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