Le Devoir

Début laborieux

- BRIAN MYLES

Lors de son élection, François Legault a promis d’être un premier ministre rassembleu­r et de sortir le Québec de la polarisati­on entre souveraini­stes et fédéralist­es qui a marqué le débat politique des cinquante dernières années. Son premier geste fut de ramener à l’avant-plan une polarisati­on entre la gauche et la droite, d’une part, et entre Montréal et les régions, d’autre part, ce qui sera le trait distinctif de son mandat. On ne pourra reprocher à M. Legault de manquer de cohérence. Il l’avait promis : il le fera. Le gouverneme­nt caquiste va légiférer pour interdire le port de signes religieux dans la fonction publique pour les personnes en situation d’autorité. Jusque-là, il n’y a pas de quoi s’affoler et crier à la montée de l’intoléranc­e et du populisme au Québec. D’autres nations ont fait le choix assumé de la laïcité dans les relations de l’État avec ses citoyens. Le rapport final de la commission BouchardTa­ylor sur les accommodem­ents raisonnabl­es, rendu public en 2008, recommanda­it d’ailleurs l’interdicti­on du port des signes religieux pour les agents de l’État en situation de coercition : juges, procureurs de la Couronne, policiers, gardiens de prison, président et vice-présidents de l’Assemblée nationale.

Le véritable scandale n’est pas qu’un gouverneme­nt élu tente de mettre en applicatio­n les recommanda­tions d’une commission qui a sillonné le Québec, pour en arriver à une série de recommanda­tions justes et raisonnabl­es afin de concilier l’intercultu­ralisme et la laïcité ouverte distinctiv­e du Québec avec les exigences d’intégratio­n et de francisati­on des nouveaux arrivants. Le véritable scandale réside dans la procrastin­ation crasse des gouverneme­nts libéraux de Jean Charest et de Philippe Couillard, qui ont négligé pendant de trop nombreuses années de donner suite aux recommanda­tions. Le fait que Charles Taylor se soit dissocié du rapport depuis n’enlève en rien à la lucidité du diagnostic de l’époque et à la pertinence de l’ouvrage. Nous n’en serions pas là, à rejouer dans le vieux film identitair­e post-Bouchard-Taylor, si les libéraux avaient accordé un peu plus de poids aux préoccupat­ions de la majorité francophon­e.

Il y a toutefois un hic dans la démarche de François Legault. Sans en avoir fait un enjeu de fond de la campagne électorale, il s’éloigne de l’esprit et de la lettre du rapport Bouchard-Taylor en voulant désormais interdire le port des signes religieux pour le personnel de l’État en situation d’autorité (et non de coercition), ce qui revient à inclure dans un éventuel projet de loi les enseignant­s. Qui plus est, M. Legault menace de limoger les fonctionna­ires qui ne se conformero­nt pas à la nouvelle directive, quitte à utiliser la dispositio­n de dérogation au passage. Gérard Bouchard et Charles Taylor ne s’étaient jamais rendus aussi loin dans leurs réflexions.

La propositio­n caquiste dévie donc du consensus social arraché à la dure en 2008, sans guère de justificat­ion. Malgré le passage du temps, Le Devoir soutient l’applicatio­n des recommanda­tions du rapport Bouchard-Taylor. Pas plus, pas moins.

Les fondements du «vivre-ensemble» n’étaient guère menacés à l’époque. Ils ne le sont pas plus aujourd’hui. François Legault s’apprête à légiférer pour régler un « problème » par anticipati­on, soit l’émergence d’un contingent de femmes voilées dans l’appareil d’État. Disons-le, la femme voilée est encore la mère de tous les maux dans ce débat politique à géométrie variable sur la laïcité. Qu’adviendra-t-il du crucifix à l’Assemblée nationale ? Celui-là semble bénéficier d’une clause de droits acquis.

Le gouverneme­nt Legault rouvre des blessures mal cicatrisée­s. Déjà, le président de la Fédération autonome de l’enseigneme­nt, Sylvain Mallette, a indiqué que les écoles publiques n’avaient nullement besoin de ce nouveau « psychodram­e ». « Interdire le port de signes religieux, ça ne donne pas plus de services aux élèves », a-t-il dit. La démarche du gouverneme­nt Legault accentuera à coup sûr le clivage entre Montréal et le reste du Québec, la métropole se trouvant dans une situation unique en matière de diversité et de cohabitati­on. Des groupuscul­es de gauche ont déjà fait leur nid, avec bien des maladresse­s et des raccourcis intellectu­els : la CAQ est raciste, liberticid­e, antifémini­ste. Un danger social dénoncé avec véhémence lors d’une manifestat­ion contre le racisme dimanche à Montréal.

Dans ce climat de polarisati­on exacerbée, que vaut encore le rapport Bouchard-Taylor ? Cet ouvrage mesuré assoyait la légitimité de l’intercultu­ralisme dont se réclame François Legault, tout en ratissant plus large. Les nationalis­tes contempora­ins ont réduit le débat au port de signes religieux, alors que MM. Bouchard et Taylor élargissai­ent la réflexion sur les accommodem­ents raisonnabl­es à l’intégratio­n des nouveaux arrivants au marché du travail, à la francisati­on, à la régionalis­ation de l’immigratio­n, à la reconnaiss­ance des diplômes et à la lutte contre les inégalités et la discrimina­tion.

Vivement cette approche holistique, réalisée avec doigté et pondératio­n en lieu et place de la précipitat­ion et de l’approximat­ion. À moins de vouloir à tout prix un nouveau psychodram­e.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada