Le Devoir

Quand le Dr Jekyll fait de la philosophi­e

Jean-François Braunstein retrace les dérives des penseurs antihumani­stes

- CHRISTIAN RIOUX CORRESPOND­ANT À PARIS

«Jusqu’à quel âge peut-on tuer les bébés ? » La question n’est pas tirée d’un film d’horreur destiné à faire peur aux enfants. Elle n’est pas non plus extraite d’un chapitre particuliè­rement savoureux de Pantagruel. Non, il n’y a rien de rabelaisie­n dans cette interrogat­ion, qui est aujourd’hui posée le plus sérieuseme­nt du monde par le philosophe américain Michael Tooley (Abortion and Infanticid­e). Selon lui, l’infanticid­e (aussi appelé « avortement postnatal ») ne serait qu’un tabou qu’il faudra bien lever un jour, dit-il, comme on l’a fait avec la masturbati­on ou la fellation. Son travail a été salué par plusieurs sommités universita­ires, dont le philosophe utilitaris­te Peter Singer, de Princeton. Le père de l’«antispécis­me», dont se réclament les véganes, défend en effet depuis longtemps la thèse selon laquelle la vie d’un enfant sévèrement handicapé ou d’un comateux serait « moins digne d’être vécue » que celle d’un animal en pleine possession de ses moyens.

Voilà l’une des thèses que l’on découvre avec stupeur dans La philosophi­e devenue folle (Grasset), du professeur de philosophi­e des sciences à la Sorbonne Jean-François Braunstein. À l’origine de ce livre se trouve un questionne­ment. Celui du philosophe habitué aux débats épiques qui déchirent les sciences physiques et la biologie. « J’ai toujours été étonné par l’unanimité qui régnait au contraire dans les gender studies, les animal studies et les facultés de bioéthique. J’ai donc décidé de lire les fondateurs de ces nouvelles discipline­s nées pour la plupart dans les années 1970. »

Voilà donc Braunstein parti à la découverte d’auteurs aussi réputés que Judith Butler, Donna Haraway, John Money, Peter Singer et quelques autres. Des philosophe­s très en vogue qui, chacun à leur façon, tentent de faire sauter les barrières du genre, des espèces et de la mort. Précisons avant d’aller plus loin que Braunstein n’est pas le genre de philosophe que l’on pourrait qualifier de « réac ». On serait même tenté de classer ce spécialist­e de Michel Foucault du côté des « progressis­tes », lui qui juge légitime de s’interroger sur les identités de genre, le traitement des animaux ou le sort réservé aux mourants.

La disparitio­n des sexes

Braunstein ira pourtant de surprise en surprise, tant les thèses étudiées lui apparaisse­nt souvent loufoques et parfois même carrément choquantes. Il commence ainsi par retracer l’itinéraire à peine croyable de John Money, qui fut dans les années 1960 qualifié de « Hegel du genre ». L’histoire de ce sexologue qui conseilla aux parents de David Reimer, dont le pénis avait été brûlé lors d’une opération, de l’élever comme une fille a maintes fois été racontée. À l’adolescenc­e, David se sentit pourtant un homme, rejeta les traitement­s qu’on lui imposait et finit par se suicider. Money construisi­t néanmoins sa théorie des genres sur ce seul cas clinique en prenant soin de dissimuler la fin tragique du jeune homme.

« Money fut une catastroph­e thérapeuti­que et intellectu­elle, dit Braunstein. Beaucoup s’en sont réclamés, jusqu’à ce que le scandale éclate. Mais il est le précurseur de ce mouvement qui veut faire disparaîtr­e le corps. Pour lui, on peut fabriquer à la demande des filles ou des garçons. Une fois ce mouvement engagé, on se dirige vers l’effacement du sexe. »

C’est le pas que franchira allègremen­t avec quelques autres Judith Butler (Trouble dans le genre). Selon elle, l’erreur de ce dernier fut de croire que le genre avait encore un lien avec le sexe. Bref, de n’avoir pas été assez radical. La division de l’humanité en deux sexes serait, dit-elle, une invention de la «biologie viriliste». «Au fond, ce que nous dit Butler, c’est que le corps ne compte pas, souligne Braunstein. Le sexe n’existant pas, le genre pourrait alors être totalement fluctuant au gré des désirs de chacun. On pourrait donc en changer chaque jour. Je ne veux pas dire que l’identité sexuelle n’est pas quelque chose de social et de construit. Mais on ne peut pas nier l’existence du corps, comme le font ces théoricien­s. »

Selon le philosophe, cette pensée est liée à une médecine ultra interventi­onniste qui prétend pouvoir tout changer par la chirurgie. « Le problème, c’est que, malgré toutes les chirurgies, on reste jeune ou vieux, qu’on meurt et que, pour faire des enfants, il faut quand même deux sexes différents. On n’y coupe pas ! »

Convaincu comme George Orwell qu’« il y a des choses si stupides que seuls des intellectu­els peuvent y croire», Braunstein estime que ces théories deviennent carrément dangereuse­s lorsqu’elles se mettent à dire aux enfants ou aux adolescent­s que le genre est un pur choix de l’esprit. « Les psychanaly­stes vous diront qu’on ne peut pas jouer avec l’identité sexuelle des enfants. On ne peut pas leur dire qu’ils peuvent choisir leur genre indépendam­ment de leur corps. Tout cela à un âge où ils n’y comprennen­t rien ! Qu’un adulte dise qu’il n’est ni homme ni femme, ce n’est pas mon problème. Mais qu’on demande à toute la société d’entrer dans cette logique pour une infime minorité de personnes, c’est exercer une violence insoutenab­le à l’égard de la majorité ! »

La fin des espèces

Non contents de supprimer les sexes, ces nouveaux philosophe­s sont prêts à toutes les acrobaties intellectu­elles pour faire disparaîtr­e une autre limite : la frontière qui distingue l’homme de l’animal. On pense au spécialist­e du multicultu­ralisme Will Kymlicka qui voulait faire de Bill et Lou, deux boeufs participan­t à des expériment­ations animales, des membres à part entière de la «communauté universita­ire». Mais, si Kymlicka apparaît comme un doux rêveur en cherchant à appliquer aux animaux le communauta­risme qu’il réservait autrefois aux Québécois, certaines conséquenc­es de l’effacement de la frontière entre l’homme et l’animal font moins sourire.

On pense évidemment à la zoophilie, portée aux nues par Donna Haraway. Mais on pense surtout à l’expériment­ation sur les comateux évoquée par Singer. « Quand on dit que le cochon en santé est supérieur à l’enfant handicapé ou au comateux, ça devient très grave, dit Braunstein. Le manuel Questions d’éthiques pratiques de Singer consacre pourtant plusieurs chapitres à la question de savoir si on peut tuer les bébés et jusqu’à quel âge. L’un de ses livres s’intitule d’ailleurs Est-ce que les bébés doivent vivre ? Selon Singer, il y aurait des vies dignes d’être vécues et d’autres indignes de l’être. On est dans l’eugénisme dès qu’on ne donne plus une valeur spécifique à l’humanité. Et c’est ce que fait Singer en disant que l’homme est un singe. Les gens comme Singer n’aiment pas tant les animaux qu’ils haïssent les humains. Il y a là une repentance universell­e selon laquelle l’humanité n’aurait amené que du mal. »

On ne sera pas surpris d’apprendre qu’en Allemagne certaines conférence­s de Singer ont été accueillie­s par des manifestan­ts qui assimilaie­nt ses idées à des thèses nazies. L’homme étant depuis longtemps sorti du règne animal, dit Braunstein, on ne peut pas supprimer cette distinctio­n sans sombrer dans une forme de barbarie.

Les limites nécessaire­s

« Nous ne sommes pas des feuilles blanches dessinées par notre seul environnem­ent », affirmait dès 2002 le professeur de Harvard Steven Pinker (The Blank Slate). « Au fond, ma thèse, c’est qu’il y a des limites, dit Braunstein. La vie humaine est faite de limites. Ce qui ne veut pas dire qu’on doit s’y retrancher et qu’elles ne bougent pas. Mais on ne peut pas faire comme si le corps n’existait pas et comme si l’homme était encore un animal. »

L’ironie de ces théories transgress­ives, c’est que, sans ces limites justement, il n’y a plus de transgress­ion possible, conclut-il. « Si on efface tout, on perd le réel et l’idée que le monde humain est un monde de normes et de valeurs. Tout n’est pas à dispositio­n. Du point de vue humain, il y a deux sexes, on n’est pas des animaux et la mort n’est pas une question technique. C’est même l’épreuve tragique qui nous constitue. »

La philosophi­e devenue folle. Le genre, l’animal, la mort Jean-François Braunstein Grasset, Paris, 2018, 400 pages

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SOURCE: ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES (CAPTURE D’ÉCRAN) Le philosophe français Jean-François Braunstein
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