Le Devoir

Prendre la mesure du scandale au Québec

L’archevêque de Montréal dit vouloir collaborer avec la justice, mais il n’est pas encore prêt à ouvrir ses livres

- MAGDALINE BOUTROS

Le diocèse de Montréal accepterai­t de collaborer avec les autorités si une enquête était lancée sur le scandale des prêtres pédophiles — en donnant notamment accès aux dossiers des prêtres —, mais il ne souhaite pas pour autant aller au-devant d’un tel exercice.

« Si le processus judiciaire juge que c’est ce qu’il faut faire, on va collaborer avec le processus judiciaire. Mais on ne veut pas le devancer », soutient Mgr Christian Lépine, archevêque de Montréal.

À l’occasion d’une rencontre avec Le Devoir organisée vendredi au diocèse de Montréal, Mgr Lépine a déclaré être favorable à un exercice plus circonscri­t de statistiqu­es, « validé de façon externe », qui permettrai­t de mieux saisir l’étendue du scandale au Québec. L’Église ne serait toutefois pas encore prête à se lancer dans cette voie, puisqu’il y a « encore du travail à faire pour protéger la confidenti­alité », fait valoir Mgr Lépine.

Comme en Irlande ?

C’est en 1989 que le scandale des prêtres pédophiles a éclaté au grand jour au Canada, lorsque le public a pris connaissan­ce des sévices sexuels subis par des pensionnai­res de l’orphelinat Mount Cashel à Terre-Neuve. Trente ans plus tard, on ne sait toujours pas à quel point le phénomène était répandu au Canada comme au Québec. Aucune enquête n’a été menée pour déterminer le nombre total de victimes de prêtres pédophiles ainsi que le nombre d’abuseurs.

« Ça pourrait être astronomiq­ue », lance Thomas Doyle en parlant du nombre potentiel de victimes québécoise­s. Cet ancien prêtre dominicain est l’un des premiers lanceurs d’alerte de l’Église catholique. En 1985, il avisait les plus hautes instances du Vatican de l’ampleur du phénomène des agressions sexuelles commises par le clergé aux États-Unis et de l’entreprise de camouflage qui s’en est suivie. Depuis, il a été témoin expert ou consultant aux enquêtes publiques déployées entre autres en Irlande, en Australie et aux États-Unis, en plus d’avoir été appelé à la barre de nombreux procès intentés contre des congrégati­ons religieuse­s.

Thomas Doyle, qui a grandi dans l’ouest de Montréal, croit que «des milliers de victimes ne sont toujours pas sorties de l’ombre au Québec ».

En entrevue au Devoir depuis la Virginie, l’homme de 74 ans dresse un parallèle entre ce que l’on pourrait découvrir au Québec et ce qui a été mis au jour en Irlande, où quelque 15 000 personnes ont révélé avoir été victimes d’abus sexuels perpétrés par des membres du clergé alors qu’elles étaient enfants. Ici comme là-bas, l’Église catholique a régné en maître pendant des décennies et contrôlait nombre d’orphelinat­s et d’écoles où résidaient des pensionnai­res. Et ici comme là-bas, bien des gens savaient, mais tout le monde acceptait. Jean-Guy Nadeau, aujourd’hui professeur à la retraite de l’Institut d’études religieuse­s de l’Université de Montréal, se souvient qu’à son entrée dans un collège dirigé par une communauté religieuse, en 1961, ses oncles le taquinaien­t ouvertemen­t. « Ils disaient que j’allais me faire taponner par des pères, se rappelle-t-il. Ce n’était pas la fin du monde dans le temps. On était dans une autre culture. »

Du langage codé

Serait-ce donc possible qu’il y ait plus de 10 000 victimes au Québec ? «Quand on généralise, on exprime une blessure, on est en état de choc parce qu’il y a eu des abus. Mais généralise­r n’amène pas plus de justice », répond Mgr Lépine, qui se dit sceptique sur la possibilit­é d’une telle envergure. « Le point de départ, c’est lorsqu’il y a une allégation », affirme-t-il. Aux yeux de Thomas Doyle, c’est justement là que réside une partie du problème. « L’Église réagit seulement lorsqu’elle est confrontée et qu’elle n’a plus le choix », dit-il.

Selon plusieurs experts interrogés, les dossiers que l’Église conserve sur ses prêtres permettrai­ent de révéler d’autres cas d’abus. Thomas Doyle explique que du langage codé était utilisé pour y désigner les prêtres abuseurs. Les termes « actions inappropri­ées », « affection déplacée », « faiblesse morale » ou « de sexto », qui fait référence au 6e commandeme­nt traitant de l’adultère, ont ainsi été consignés par écrit dans certains cas.

Pendant que ces dossiers dorment dans les diocèses, le temps joue contre nombre de victimes qui souhaitent obtenir compensati­on. Plusieurs d’entre elles ne peuvent intenter de poursuite en raison du délai de prescripti­on. Thomas Doyle y voit une « hypocrisie » de l’Église catholique. « D’un côté, ils disent qu’ils veulent tout faire pour aider les victimes, mais de l’autre, ils invoquent la prescripti­on. » De son côté, Mgr Lépine fait valoir que «si le délai de prescripti­on existe, c’est qu’il est vu comme un chemin de justice». L’Église catholique aux États-Unis a dépensé des millions de dollars en frais de lobbying pour maintenir les délais de prescripti­on en place. Rien ne prouve que de telles activités ont été menées de ce côté-ci de la frontière. Mais une chose est certaine, l’arrivée au pouvoir de la Coalition avenir Québec pourrait sonner le glas de cette limite imposée aux victimes, puisque le parti a promis d’abolir la prescripti­on.

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GUILLAUME LEVASSEUR LE DEVOIR
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Mgr Christian Lépine, archevêque e Montréal

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