Le Devoir

Les signes religieux, la priorité ?

- Éric Richard Professeur de sociologie Saint-Hubert

Cher Monsieur Legault, chers élus caquistes, je tiens d’abord à vous féliciter pour votre récente élection. Cependant, force est de reconnaîtr­e que sur le nombre d’électeurs inscrits, c’est quand même moins d’un Québécois sur quatre qui a explicitem­ent exprimé son soutien envers la CAQ. C’est maigre pour soutenir qu’on a reçu un mandat clair et fort de la part des Québécois pour « changer » le Québec. Heureuseme­nt, c’est la dernière fois que nous faisons ce genre de calcul et réflexion puisque vous avez promis de modifier le mode de scrutin. Je me réjouis de cette promesse et sachez que nous sommes plusieurs à vous avoir à l’oeil et à attendre un réel changement à ce sujet.

Ici s’arrêtent mes félicitati­ons. Je m’interroge plutôt sur vos premières actions, notamment celle concernant le port de signes religieux. Certes, ce thème fait partie de vos « idées », comme plusieurs autres d’ailleurs, dans votre plateforme électorale. En fait, j’aimerais comprendre pourquoi mettre celleci en avant avec un tel empresseme­nt au lieu d’autres idées. Va-telle amener un réel changement pour une part importante de la population ? Combien d’employés de l’État en situation d’autorité comme les juges, les procureurs, les policiers, les gardiens de prison (et vous y ajoutez les professeur­s) portent des signes religieux ? Si on se limite à ces fonctions, on parle de quelques dizaines, voire quelques centaines d’employés. On peut aussi se demander quelle part de la population remet en cause la neutralité de l’État à la vue d’un enseignant qui porte un crucifix ou d’un enquêteur de police qui porte une kippa. Cela soulève-t-il de réels problèmes dans la vie d’une proportion importante de Québécois ?

D’autres enjeux

Par ailleurs, on peut se questionne­r sur d’autres enjeux qui peuvent toucher bien plus de personnes. Combien d’élèves dans le système scolaire ne sont pas accompagné­s d’un éducateur spécialisé alors qu’ils en ont besoin ? Combien d’immigrants sont sousemploy­és au Québec parce que leurs diplômes ne sont pas reconnus ? Combien d’aidants naturels peinent à s’occuper convenable­ment des gens qui leur sont chers sans trop d’aide de l’État ? Combien d’organismes communauta­ires ou environnem­entaux continuent de pallier le désengagem­ent de l’État pour s’occuper des plus vulnérable­s ou de dossiers importants pour l’avenir écologique du Québec malgré les coupes subies ces dernières années ? Combien d’entreprene­urs sont inquiets par la pénurie de main-d’oeuvre, qui touche toutes les régions du Québec, pour l’avenir de leur entreprise ? Comment de citoyens sont frustrés quotidienn­ement par les attentes de toutes sortes dans le système de santé ? Ils sont ici des centaines de milliers à vivre quotidienn­ement des difficulté­s de toutes sortes et à remettre en cause, non pas la neutralité, mais l’engagement de l’État.

Et vous, l’un des dossiers sur le dessus de votre pile est celui des signes religieux. Bravo, vous avez sans aucun doute le sens des priorités à la CAQ !

Vous qui vous présentez comme le gardien d’une bonne gestion des dépenses publiques et de la réduction du gaspillage, je me demande combien vous allez engloutir de fonds publics et combien d’argent sera dépensé dans la défense juridique de ce projet.

Et c’est vous qui voulez amener un vrai changement au Québec ? Vous n’apporterez pas de changement ayant des répercussi­ons concrètes dans la vie des Québécois en légiférant sur le port de signes religieux. Pourquoi ? Parce que dans le quotidien des gens, ça ne soulève pas de problèmes. Vous ferez certes plaisir à quelques militants ou chroniqueu­rs pour qui cette question est une obsession, mais les gens de la classe moyenne, les familles, les entreprene­urs auxquels vous vous êtes tant adressé lors de la campagne électorale ont des préoccupat­ions plus concrètes que celle de voir ressurgir une question, en bonne partie idéologiqu­e, débattue pendant plus d’une décennie par les «vieux partis » que vous désiriez tant expulser du pouvoir.

Je ne dis pas que cette question est sans importance et qu’elle ne doit pas être rediscutée une fois de plus (même si j’ai des réserves quant à la possibilit­é de trouver un consensus qui rallie une majorité sans compromett­re les droits de certains), mais pas de là à la mettre en avant 48 heures à peine après votre élection. Est-ce là l’enjeu le plus important d’un gouverneme­nt caquiste ? À quoi cela sert-il ? Dans mon cas, cela m’amène déjà à douter de vos capacités à écouter, pour reprendre vos mots, « les vrais enjeux» qui touchent les Québécois. Monsieur Legault, dans votre discours lundi soir, vous disiez que vous alliez être le premier ministre de tous les Québécois. N’oubliez pas que 75 % d’entre eux n’ont pas voté pour vous.

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