Le Devoir

Par ici, la chicane

- FRANCINE PELLETIER

François Legault n’a pas froid aux yeux. L’empresseme­nt qu’il démontre à s’attaquer aux signes religieux en fait foi. Sans doute pense-t-il ainsi annoncer ses couleurs. Préparer ses plates-bandes. Mais pour un homme qui n’aime pas la chicane — « La chicane est terminée », annonçait-il vendredi après sa rencontre avec son prédécesse­ur —, il se méprend drôlement sur ce qu’il l’attend. La chicane ne fait que commencer. Trois mille personnes ont d’ailleurs pris la rue dimanche pour le lui rappeler.

Après avoir atteint, 10 ans plus tard, l’inatteigna­ble étoile, celle de premier ministre, pour ne rien dire de voir la carte du Québec soudaineme­nt peinte bleu pâle (euphorie garantie), peut-être doit-on s’attendre à ce que le nouveau premier ministre se méprenne un peu sur les intentions des Québécois. Remettons donc les pendules à l’heure. Contrairem­ent à ce que pense M. Legault, il n’y a pas de

« consensus » concernant les signes religieux. Je dirais même que le consensus concernant la recommanda­tion principale de la commission Bouchard-Taylor n’est pas aussi solide qu’on le croit.

L’interdicti­on pour les juges, procureurs de la Couronne, policiers et gardiens de prison de porter des signes religieux est davantage un compromis auquel se sont accrochés, d’abord Gérard Bouchard et Charles Taylor à la suite des débats acrimonieu­x des accommodem­ents raisonnabl­es, le chapitre 1 de la grande chicane québécoise (2007-2008), et plus tard, les partis politiques siégeant à l’Assemblée nationale après les bouleverse­ments causés par la charte des valeurs, le chapitre 2 de la foire d’empoigne (2013-2014). Étant toujours incapable de s’entendre sur une définition de la laïcité, encore moins sur la significat­ion d’un crucifix qui plane au-dessus de la tête de nos élus, il fallait bien pouvoir s’entendre sur quelque chose. Les employés de l’État qui ont le pouvoir de nous priver de liberté et qui, par le fait même, ont une charge tout à fait exceptionn­elle semblaient constituer l’espace de convergenc­e tout indiqué. La vérité est que même cette « évidence » est plus compliquée qu’elle n’en a l’air. Charles Taylor a d’ailleurs depuis changé d’avis sur l’interdicti­on de signes religieux pour les gardiens de l’ordre. A-t-il raison ? Vu la situation volatile au Québec et l’urgence de trouver un modus operandi, peut-être pas. Mais encore faut-il examiner le raisonneme­nt derrière.

S’il est du devoir de ceux et celles qui détiennent un pouvoir de coercition de faire preuve de neutralité, en quoi l’absence de signes religieux le garantit-elle ? Depuis quand l’apparence physique (l’extérieur) traduit-elle la dispositio­n profonde (l’intérieur) d’un individu ? Les juges et autres gardiens de la paix sont également censés être dignes, ouverts d’esprit et imperturba­bles. Mais ce genre de dispositio­ns ne se légifère pas. Comme l’ont fameusemen­t illustré les audiences entourant la nomination du juge Kavanaugh aux États-Unis, on possède les facultés requises, ou pas. Une loi n’y changerait rien.

L’autre raison de se méfier du soi-disant consensus sur l’interdicti­on faite aux gardiens de l’ordre, c’est qu’elle pourrait bien contreveni­r aux dispositio­ns de la Charte des droits et libertés, tant québécoise que canadienne. Aucune contestati­on juridique n’ayant eu lieu à ce chapitre, on n’en sait rien pour l’instant. La Cour suprême pourrait un jour décider, à l’instar de beaucoup de Québécois francophon­es, que la tâche collective qui incombe à ceux qui ont un pouvoir de coercition dépasse les droits individuel­s des personnes concernées. Le contraire est cependant plus probable. Vu la tendance nord-américaine de permettre l’affichage religieux même du côté des chiens de garde de l’État — les droits individuel­s sont après tout le socle des démocratie­s libérales —, il y a fort à parier que le gouverneme­nt Legault perdrait sa cause. L’obligeant alors à invoquer la clause dérogatoir­e.

On a beau dire que cette clause est une arme légitime qui a été invoquée plusieurs fois au Québec, jamais n’a-t-elle été utilisée pour suspendre des droits fondamenta­ux. M. Legault, fidèle au jovialisme qui le caractéris­e, ne semble guère s’en émouvoir. Mais quel gouverneme­nt pourrait se vanter de proscrire la liberté de conscience auprès de même une poignée de ses citoyens ?

Ce qui m’amène à l’interdicti­on de signes religieux à laquelle le nouveau gouverneme­nt voudrait également assujettir les enseignant­es du primaire et du secondaire. Comme l’a déjà souligné un éditorial du Devoir cette semaine, rien ne pourrait justifier un tel dérapage. Les enseignant­es n’ont pas de « pouvoir de coercition », d’abord. Congédier des femmes qui ne demandent qu’à s’intégrer par le travail au Québec est sûr de semer l’acrimonie et la bisbille pour des années à venir.

Est-ce bien ce que veut François Legault ?

S’il est du devoir de ceux et celles qui détiennent un pouvoir de coercition de faire preuve de neutralité, en quoi l’absence de signes religieux le garantit-elle ?

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