Le Devoir

L’art du marketing, le marketing de l’art

L’autodestru­ction d’une oeuvre de Banksy décortiqué­e

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

La destructio­n en direct d’une oeuvre d’art n’aura probableme­nt jamais autant fait sourire. Oubliez les massues iconoclast­es du Groupe armé État islamique pulvérisan­t des statues millénaire­s. Rien à voir avec les autodafés de livres « dégénérés » par les nazis. Vendredi dernier, dans la maison d’encan Sotheby’s, à Londres, sitôt La petite fille au ballon rouge adjugée pour 1,8 million de dollars, l’oeuvre a glissé hors de son gros cadre pour être à moitié réduite en bandelette­s par une déchiquete­use dissimulée.

« Going, going, gone… » a commenté Banksy, créateur du pochoir et de la machine à l’avaler, sur les réseaux sociaux, en reprenant la fameuse formule des encanteurs britanniqu­es. La scène filmée a vite fait le tour du monde. Le New York Times a parlé d’une gigantesqu­e « blague ». Et tout le monde a en effet bien ri.

« Je me suis mise à rire en voyant les images », dit la jeune historienn­e de l’art Linakim Champagne, qui a déposé en août 2017 un mémoire intitulé L’institutio­nnalisatio­n du street art. Elle est en congé de maternité de son poste de coordonnat­rice de la programmat­ion de l’Associatio­n des galeries d’art contempora­in (AGAC) du Québec.

« J’ai bien ri, mais je ne suis pas particuliè­rement surprise de la chose. Ça me semble fidèle aux habitudes de Banksy, qui agit souvent dans l’humour et l’autodérisi­on, mais aussi pour tester les limites du marché de l’art. Et ma deuxième réaction a été de dire à mon conjoint que l’oeuvre allait probableme­nt prendre beaucoup de valeur. »

Une autre jeune historienn­e de l’art, spécialist­e de Banksy, a eu la même réaction. « Je n’ai pas été très surprise et j’ai été plutôt amusée, dit Géraldine Savoie-Dugré, qui a déposé en janvier 2017 le mémoire L’art de rue et les institutio­ns artistique­s : relation paradoxale entre marginalit­é et commercial­isation.

« C’est un move très Banksy. C’est typique de lui de rire du marché de l’art pendant un grand événement artistique comme une vente chez Sotheby’s. »

Elle rappelle que cet artiste a créé une lithograph­ie montrant une vente aux enchères où tous les acheteurs sont des singes. L’encan porte sur un cadre dans lequel il est écrit: «Je ne peux pas croire que vous pauvres idiots achetez vraiment cette merde. » Une épreuve a trouvé preneur chez Sotheby’s en 2014.

« Ça se vend. Il rit du marché et en même temps il en profite beaucoup », résume Mme Savoie-Dugré.

De la contradict­ion

Les paradoxes se multiplien­t, comme si Banksy lui-même, toujours resté dans l’anonymat, les reproduisa­it à la photo- copieuse. S’il s’agit d’un pied de nez au marché de l’art, le geste contestata­ire se retourne contre lui-même puisque de nombreux spécialist­es pensent comme Mmes Champagne et Savoie-Dugré que l’oeuvre en lambeaux pendouilla­nt vaut dorénavant beaucoup plus cher.

Son prix de revente potentiell­e a probableme­nt fait une ou deux culbutes en quelques secondes. Même les actions de compagnies de production de cannabis ne gonflent pas aussi rapidement.

« Rien n’est fait à la légère, dit Géraldine Savoie-Dugré. Tout est très réfléchi, chez Banksy. Il entre dans le monde de la spéculatio­n artistique pour mieux la dénoncer. Et acheter une de ses oeuvres vient toujours avec un lot de risques. »

La contradict­ion fait davantage grincer Jonathan Keats, critique du magazine Forbes. Il juge l’autodestru­ction médiatisée « aussi puérile et d’actualité que l’effacement automatiqu­e sur Snapchat ». Il ajoute que « paradoxale­ment, Girl With Balloon échoue comme critique de l’institutio­n parce que la critique de l’institutio­n est le métier de Banksy. Le marché pour ses oeuvres découle de son antagonism­e vis-à-vis du marché ».

Le critique d’art reconnaît tout de même que ce geste spectacula­ire s’inscrit dans une longue tradition anti-artistique de l’histoire moderne et contempora­ine de l’art. Tout le mouvement dada, né en pleine Première Guerre mondiale, il y a cent ans, reposait sur cette volonté de critique radicale, irrespectu­euse et extravagan­te des « vieillerie­s » du passé et de l’art officiel.

L’idée de détruire pour créer a été reprise depuis de mille et une manières. En 1953, l’artiste américain Robert Rauschenbe­rg (1928-2008) a acheté un dessin de son compatriot­e Willem de Kooning, l’a effacé et l’a exposé sous le titre Erased de Kooning Drawing en signant l’oeuvre Rauschenbe­rg.

Un autre artiste américain. John Baldessari, a brûlé toutes ses oeuvres réalisées entre 1953 et 1966 pour ensuite exposer une urne contenant des cendres de l’auto-autodafé.

« Les contradict­ions se retrouvent au coeur de la démarche de Banksy depuis toujours, note encore Mme Champagne. À l’origine, le graffiti est un art de la rue, illégal. Les oeuvres du street art ont assez vite été collection­nées par les musées et vendues aux enchères C’est de la contre-culture et pourtant tous les grands médias viennent de parler de l’oeuvre de Londres. C’est la force de Banksy de jouer avec cette dualité, de jouer avec le vandalisme. »

Chose certaine, l’art de rue, l’art antiinstit­utionnel peut rapporter gros, très gros — énorme, en fait. Une oeuvre de Jean-Michel Basquiat, autre figure tutélaire émergée du graffiti, s’est vendue 140 millions l’an dernier. Mais Basquiat, pionnier de la mouvance undergroun­d mort à 28 ans en 1988, n’a jamais cherché à jouer des paradoxes entre l’art anti-institutio­nnel et l’institutio­nnalisatio­n de l’art. Il a été le plus jeune artiste à exposer au Withney Museum, en 1982. En 1985, il faisait la une du New York Times Magazine sous le titre «Le marketing d’un artiste américain ».

Rire et profiter du système

Géraldine Lavoie-Dugré demande de ne pas tout mélanger non plus. « Basquiat est le père de l’art de rue, si on veut, dit-elle. Mais son oeuvre sur toile ne tombe pas dans cette catégorie. Banksy, lui, a rapidement compris comment jouer le système pour le retourner en sa faveur avec un usage calculé des réseaux sociaux et des médias. Je crois d’ailleurs que sans le partage sur les réseaux sociaux, la destructio­n de la semaine dernière n’aurait pas eu autant d’impact. Maintenant, tout le monde en parle. »

À la limite, les oeuvres banksienne­s au pochoir sur les murs de Londres ou de New York peuvent même être vues comme des catalyseur­s pour la production artistique monnayable. Les plus cyniques pensent d’ailleurs que Sotheby’s devait nécessaire­ment être complice de la destructio­n de vendredi. Certains croient même avoir reconnu l’artiste secret en train de filmer le coup de théâtre sur place.

La spécialist­e de son oeuvre LavoieDugr­é rappelle alors cette phrase de Banksy lui-même : « J’utilise l’art pour contester l’ordre établi, mais peut-être que j’utilise simplement la contestati­on pour promouvoir mes oeuvres. »

Tout se vend, tout s’achète. Et finalement, le génie de Banksy, c’est aussi de l’avoir compris. « Pour moi, Banksy est un cas un peu à part, dit à son tour Linakim Champagne. Si on apprenait qu’il a une maîtrise en marketing, je ne serais pas surprise. »

Autres signes des étranges mariages contempora­ins entre l’art visuel et la publicité, au moins trois agences de publicité ont déjà récupéré et détourné l’idée de la déchiquete­use artistique. Deux compagnies européenne­s, l’une de Malte et l’autre de Vienne, ont proposé une version pour annoncer les frites de McDonald.

Des designers norvégiens ont aussi diffusé une publicité pour les magasins IKEA proposant aux clients de « banksiser » leur propre reproducti­on avec un cadre à 99couronne­s (15$), une image dans le style recherché à 49 couronnes et une paire de ciseaux à 9. La valeur potentiell­e du résultat reste à déterminer, avertit la pub…

Si on apprenait que Banksy a une maîtrise en marketing, » je ne serais pas surprise LINAKIM CHAMPAGNE

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PIERRE KOUKJIAN ASSOCIATED PRESS Sitôt La petite fille au ballon rouge adjugée, l’oeuvre de Banksy a glissé hors de son gros cadre pour être à moitié réduite en bandelette­s par une déchiquete­use dissimulée.

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