Le Devoir

Un engorgemen­t des tribunaux en vue?

Le resserreme­nt des règles entourant la conduite avec les facultés affaiblies accompagna­nt la légalisati­on du cannabis pourrait multiplier les poursuites judiciaire­s

- HÉLÈNE BUZZETTI CORRESPOND­ANTE PARLEMENTA­IRE À OTTAWA

Lorsque la légalisati­on de la marijuana a été évoquée, la cause semblait entendue : les policiers arrêteraie­nt moins de délinquant­s, les tribunaux traiteraie­nt moins d’accusation­s et les pénitencie­rs recevraien­t moins de condamnés. À quelques jours de l’entrée en vigueur de la loi, les acteurs du milieu judiciaire ne sont plus aussi sûrs que les économies seront au rendez-vous. Car le resserreme­nt des règles entourant la conduite avec les facultés affaiblies accompagna­nt la légalisati­on pourrait au contraire multiplier les causes.

Encore l’an dernier, pas moins de 38 498 « affaires » de possession simple de cannabis ont été rapportées au Canada, selon Statistiqu­e Canada, dont 9998 au Québec. Du lot, 13 768 (4559 au Québec) ont débouché sur des inculpatio­ns. Ces chiffres constituen­t pourtant un creux historique. En 2011, presque 62 000 affaires de possession simple avaient été rapportées. Les chiffres ont décliné sans cesse depuis, avec une diminution marquée à compter de 2015, année de l’élection de Justin Trudeau.

Dans les prisons provincial­es, le ministère de la Sécurité publique estime qu’en date du 31 juillet, 1306 de ses 4379 détenus (30%) s’y trouvaient pour des infraction­s liées à la drogue, dont 704 pour possession en vue d’en faire le trafic et 146 pour possession simple. Des chiffres à prendre avec un bémol puisqu’il est impossible de les ventiler par catégorie de stupéfiant.

Dans une étude parue en juin, le Centre canadien sur les dépendance­s et l’usage de substances a estimé à 1,8 milliard de dollars en 2014 les coûts pénaux de l’usage du cannabis (interventi­ons policières, procédures judiciaire­s, services correction­nels).

Avec de telles données, il serait facile de conclure que le système de justice, dont on décrie l’enlisement et la lenteur, s’en trouvera allégé. Mais c’est un pas que peu osent franchir.

Bouchons en vue

« Y aura-t-il moins d’accusation­s pour possession simple ? C’est sûr », admet Mia Manocchio, présidente de l’Associatio­n québécoise des avocats de la défense. Mais il ne faut pas oublier les changement­s « majeurs » apportés à la conduite avec les facultés affaiblies, ditelle. « Oui, ça va désengorge­r. Toutefois, de l’autre côté, il y aura des changement­s aux facultés affaiblies et il y aura plus de contestati­ons. Est-ce que ça arrivera kif-kif ? Je ne sais pas. » La fiabilité des appareils pour détecter la présence de THC dans la salive est déjà mise en doute par certains, dit-elle, ce qui risque de déboucher sur des contestati­ons. « Et ça, ça prend plus de temps. »

Paul Calarco, criminalis­te membre de la section de justice criminelle de l’Associatio­n du Barreau du Canada (ABC), est du même avis. «Une des plus grandes sources de retards dans le système de justice criminelle est les accusation­s pour conduite avec les facultés affaiblies, affirme-t-il. On le voit avec l’alcool. Les gens ont tellement besoin de leur permis de conduire, ils contestero­nt ces accusation­s [pour le cannabis] », prédit-il.

M. Calarco pense que les accusation­s liées au cannabis augmentero­nt aussi en raison de la méconnaiss­ance des limites

Une des plus grandes sources de retards dans le système de justice criminelle est les accusation­s pour conduite avec les facultés affaiblies. On le voit avec l’alcool. Les gens ont tellement besoin de leur permis de conduire, ils contestero­nt ces accusation­s [pour le cannabis].

MIA MANOCCHIO

de la légalisati­on. Les interdits demeurent sur les quantités pouvant être transporté­es ou cultivées à domicile, sur la provenance du produit ou encore sur les lieux de consommati­on. « En l’absence d’informatio­ns, les gens peuvent facilement franchir le fil rouge et se retrouver dans l’illégalité. » Le criminalis­te Jean-Claude Hébert pense d’ailleurs que les policiers risquent de se montrer plus sévères pour faire respecter ces interdits et ainsi éviter « les débordemen­ts ».

Eric Gottardi ne partage pas cet avis. Ce criminalis­te de Vancouver, ex-directeur de la section de droit criminel du Barreau canadien prédit une baisse des causes devant les tribunaux, variable selon la province ou la ville. Car la loi actuelle n’est pas appliquée de manière uniforme au pays. En 2017, il y a eu 4559 inculpatio­ns pour possession de cannabis au Québec, contre 4473 en Ontario, pourtant deux fois peuplé.

M. Gottardi juge probable que les policiers décident d’intervenir « rapidement et vigoureuse­ment » lorsque les limites restantes seront transgress­ées, mais ils peineront à détecter l’infraction dans un contexte de marijuana légalisée. Les policiers se fiaient souvent à l’odeur de cannabis pour entamer une fouille. « Ils perdent cet outil d’enquête.» Sur quelle base fouilleron­t-ils les poches d’un piéton pour découvrir qu’il transporte plus que les 30 grammes permis ? Sur quelle base entreront-ils dans un domicile (ailleurs qu’au Québec et au Manitoba) pour débusquer les plants excédant la limite des quatre permis ?

M. Gottardi prévoit même une diminution des accusation­s pour d’autres types d’infraction­s. Il pense à une personne fouillée parce qu’elle sentait la marijuana et qui se fait pincer avec des armes à feu. « Désormais, ces accusation­s relatives aux armes seraient menacées parce que la raison initiale de la fouille est l’odeur de marijuana. […] Cela rend le travail policier plus difficile et plus compliqué. »

Le ministre de la Réduction du crime organisé, Bill Blair, admet qu’à cause du marché noir persistant et des dispensair­es illégaux, les accusation­s pourraient se multiplier au début. Mais dans les cas de conduite avec les facultés affaiblies, les policiers pourront se contenter de confisquer le véhicule et de donner une contravent­ion au contrevena­nt.

Ce qui l’amène à conclure que les changement­s allégeront le système de justice. « J’ai confiance que cela peut être positif à long terme », dit-il en entrevue avec Le Devoir.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR La fiabilité des appareils pour détecter la présence de THC dans la salive est déjà mise en doute par certains, ce qui risque de déboucher sur des contestati­ons.

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