Le Devoir

Histoires sans morale

Jean-Philippe Baril Guérard raconte la naissance houleuse d’une start-up qui permet de défier la mort

- CHRISTIAN DESMEULES COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Manuel de la vie sauvage ★★★ 1/2 Jean-Philippe Baril Guérard, Ta Mère, Montréal, 2018, 320 pages

Explorateu­r sans fard de la mécanique souvent grinçante des relations sociales, sociologue masqué qui plonge au coeur d’écosystème­s très compétitif­s — le monde de la technologi­e, le milieu juridique —, Jean-Philippe Baril Guérard, 30 ans, surfe encore sur le dessus de la vague.

Après Sports et divertisse­ments (2014) et Royal (2016), roman campé dans l’univers impitoyabl­e des finissants en droit qui lui a permis de remporter plus tôt cette année le Prix littéraire des collégiens, Manuel de la vie sauvage, son troisième roman, nous fait assister à la naissance houleuse d’une start-up où des «robots conversati­onnels» permettrai­ent, en utilisant les traces numériques laissées par une personne décédée, de continuer à communique­r avec elle.

Kevin Bédard, le narrateur, président-directeur général de Technologi­es Huldu Technologi­es inc., issu d’une famille de parvenus de Thetford Mines, nous raconte en détail son expérience, de ses débuts d’étudiant en informatiq­ue fauché jusqu’à la création d’une applicatio­n révolution­naire qui va le rendre riche comme Crésus — ou comme Jobs. Une réussite éclatante, mais pas sans taches.

Car on ne fait pas d’omelette sans casser des oeufs. Kevin nous le répète et ne passe sous silence ni les morts ni les larmes qui ont ouvert la voie à sa réussite. Entre mode d’emploi, leçon d’affaires et froid récit des événements, Manuel de la vie sauvage distille son venin. «Je n’ai pas encore trouvé de moteur d’innovation plus puissant que la haine. Ça a été le cas pour moi, et je l’ai observé chez toutes les personnes qui ont réussi: elles entretienn­ent une haine nourrie et constante envers quelqu’un ou quelque chose, et ce désir d’écraser, ou de se venger, devient un mantra qui permet de garder les yeux sur l’objectif, d’exciter leur esprit de compétitio­n. »

Et son moteur à lui, c’est son prénom. Un prénom sans lequel, dit-il, il n’aurait «pas travaillé aussi fort pour prouver qu’il est possible pour un Kevin de finir autrement que maçon en Beauce ».

L’écrivain avait créé en 2017 à l’Espace libre une pièce de théâtre (La singularit­é est proche) nourrie des thèmes similaires, carburant à la transhuman­ité et à l’anticipati­on et explorant les possibilit­és de transcende­r la mort au moyen de la technologi­e.

Dans un langage cru, résolument urbain et imprégné de l’air du temps, Manuel de la vie sauvage vient cristallis­er certaines préoccupat­ions de l’époque. Faites votre choix: le pouvoir de l’argent, les relations humaines jetables, l’individual­isme sans frein, la cannibalis­ation de la vie de chacun par les réseaux sociaux.

Et derrière le romancier, on l’entend du début à la fin de son Manuel de la vie sauvage, le dramaturge n’est jamais non plus très loin: les dialogues et les phrases sonnent ici avec justesse et précision.

Aux commandes d’une machine narrative encore une fois bien rodée, mise à jour, posant souvent, mine de rien, des questions à la fois crues et profondes, Jean-Philippe Baril Guérard est une manière de moraliste contempora­in — hybride 2.0 entre Michel Houellebec­q et Jean-Simon DesRochers.

 ?? PEDRO RUIZ LE DEVOIR ?? Derrière le romancier Jean-Philippe Baril Guérard, le dramaturge n’est jamais très loin : les dialogues et les phrases sonnent ici avec justesse et précision.
PEDRO RUIZ LE DEVOIR Derrière le romancier Jean-Philippe Baril Guérard, le dramaturge n’est jamais très loin : les dialogues et les phrases sonnent ici avec justesse et précision.
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