Le Devoir

Mort à l’ennui

Valérie Picard et Daniel Jamie Williams rejouent le thème de la peur de façon burlesque

- MARIE FRADETTE COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

La crème glacée fond plus vite en enfer ★★★★ 1/2 Valérie Picard et Daniel Jamie Williams, Monsieur Ed, Montréal, 2018, 48 pages

Depuis qu’il est un fantôme, Sam ne voit plus la vie de la même façon. Bien installé en enfer avec son ami Tom, Sam discute avec son camarade de cette nouvelle condition, mais surtout de l’ancienne tout en dégustant une crème glacée aux parfums excentriqu­es mêlant coulis de sang de sangsue, limaces vivantes, fourmis rouges et têtards écrasés.

Dans un décor glauque où se côtoient Satan, la Mort en personne, zombies, cerbère et autres bêtes surnaturel­les, Sam raconte ainsi l’horreur qu’il vivait sur Terre. La peur, présente à tous les coins de rue, dans toutes les sphères de sa vie, de son quotidien, l’empêchait de savourer le présent.

Investir la mort pour célébrer la vie, voilà le chemin de traverse qu’emprunte l’auteure et éditrice Valérie Picard dans La crème glacée fond plus vite en enfer.

Tout juste paru chez Monsieur Ed — petite maison québécoise qui se démarque par la singularit­é de ses quelques titres —, cet album aux contours fantastiqu­es ne semble pas avoir pour mission de réconforte­r les enfants dans leurs peurs, de les envelopper de douceur et encore moins de sympathise­r avec eux sur le sujet.

Au contraire, Picard plonge de l’autre côté du miroir et souligne l’importance de profiter de la vie ou de ce qu’elle a à offrir à chaque instant, avant qu’il ne soit trop tard.

Parce que si la peur de tout — que ce soit des balançoire­s, des piscines, des sous-sols, des cordes à danser, des livres et même des grands-parents — empêche Sam d’entreprend­re quoi que ce soit, c’est l’ennui qui, au bout du compte, finit par le perdre.

Dans un monde où la peur domine et tend à diriger nos actions, dans un monde assuré à outrance, Picard décloisonn­e cette rigidité qui paralyse et valorise ainsi la liberté, le jeu et l’audace.

Si le texte et notamment la chute de l’album saisissent par leur lucidité et leur logique implacable, l’histoire ne serait pas ce qu’elle est sans les illustrati­ons de Daniel Jamie Williams.

Rappelant parfois le trait imparfait et naïf de Stéphane Jorisch ou encore la ligne surréalist­e de Fabrice Backes, l’artiste britanniqu­e investit ici l’horreur dans une suite de tableaux cauchemard­esques.

Les gros plans faits sur les visages balourds et usés des héros, les perspectiv­es d’ensemble laissant deviner des atmosphère­s inquiétant­es nous plongent dans un mode parallèle qui devrait susciter la peur.

Le monde à l’envers

Mais les personnage­s aux allures grotesques, tout comme les bêtes purulentes qui défilent derrière les deux petits garçons dégoulinan­ts de crème glacée, permettent plutôt de dédramatis­er l’idée de la peur.

En effet, l’enfer, où vivent maintenant Sam et Tom, grouille de vie et reste au final bien moins effrayant que le quotidien vécu par Sam sur la Terre. Parce qu’une fois passés dans le prisme de son imaginatio­n, son grand-père devenait un zombie à la peau décharnée, la corde à danser un serpent étrangleur et la pluie grugeait son corps jusqu’à ne laisser que les os.

Devenu spectre, Sam vit ainsi dans un monde où l’horreur et par ricochet la peur sont absentes. Mêlant ainsi burlesque et humour noir, Picard et Williams offrent un conte moderne, franc et sans concession dans lequel la peur de vivre reste au final beaucoup plus dangereuse que la mort.

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JULIEN LAVOIE Investir la mort pour célébrer la vie, voilà le chemin de traverse qu’emprunte l’auteure et éditrice Valérie Picard dans La crème glacée fond plus vite en enfer.
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