Le Devoir

L’illusion de la démocratie

Valérie Manteau trace le destin de la Turquie par le biais d’une figure emblématiq­ue de la lutte pour la paix

- ANNE-FRÉDÉRIQUE HÉBERT-DOLBEC COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

En 2016, Valérie Manteau faisait une entrée remarquée dans le domaine littéraire avec Calme et tranquille, un roman autobiogra­phique, sombre et émotif sur la tuerie à Charlie Hebdo et le deuil qu’elle a inévitable­ment engendré chez l’ancienne collaborat­rice du journal satirique.

Sa deuxième oeuvre, Le sillon, dépeint un autre destin tragique: celui d’un homme mort pour ses conviction­s, reflet de celui d’un peuple dont la liberté et l’idéal de paix voguent dangereuse­ment à la dérive.

Une jeune femme rejoint son amoureux à Istanbul. Alors que la flamme vacille entre les deux amants, la femme assiste au fil de ses languissan­tes déambulati­ons à l’écroulemen­t d’une ville et de ses habitants, dont la beauté, les artistes et les esprits épris de liberté se voient réprimer par la violence et l’intégrisme d’hommes politiques assoiffés de pouvoir; une ville qui pourtant la charme et la calme, une ville qu’elle ne peut se résigner à laisser derrière.

«On aurait dû se rappeler qu’ici parfois le ressac fait des dégâts. Pas pour rien que Zeus a cru utile de clouer Prométhée pour l’exemple à un mont du Caucase, probableme­nt voisin de celui sur lequel Noé dans son arche se l’était tenu pour dit, en contemplan­t l’humanité pécheresse d’Anatolie emportée par les flots.»

Sur la rive asiatique du Bosphore, elle fait la découverte du charismati­que Hrant Dink, journalist­e et philosophe d’origine arménienne assassiné en 2007 devant les locaux de son journal, Agos (le sillon), pour sa défense de la paix et des droits de la personne. Son enquête sur cette figure emblématiq­ue de la lutte pour un État arménien l’amènera à comprendre les conséquenc­es d’un nationalis­me fondé sur le refus d’admettre les identités multiples d’une communauté.

Avec un doigté inventif et rigoureux, Valérie Manteau entrelace savamment l’autofictio­n, le grand reportage et le plaidoyer politique, et inscrit son propos et les conclusion­s de sa recherche à travers les errances et l’évolution personnell­es de la narratrice. Dans une divine symbiose, l’histoire d’amour banale et néanmoins captivante et universell­e qui sous-tend le roman s’étiole à mesure que la protagonis­te réalise l’ampleur de la mutation qui s’opère en Turquie.

Profondéme­nt enraciné dans notre époque, puisant abondammen­t dans les multiples contradict­ions qui la définissen­t, Le sillon transpose non seulement les bouleverse­ments et les illusions démocratiq­ues de l’Anatolia, mais aussi, en ciblant un événement dont le contexte rappelle l’attentat à Charlie Hebdo, ceux de la France, de sa condescend­ance et de ses «droits de l’homme » trop souvent sélectifs.

Un roman essentiel qui, par son ouverture, son éternelle remise en question et sa volonté de redonner son humanité à un homme dont la légende absout les luttes et les questionne­ments, adoucit les jugements et antagonise les conviction­s.

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EMMANUELLE MARCHADOUR L’auteure entrelace l’autofictio­n, le grand reportage et le plaidoyer politique.
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Le sillon ★★★★ Valérie Manteau, Le Tripode, Paris, 2018, 276 pages

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