Le Devoir

Le mystère de la grotte d’Ouvéa

Avec ce troisième roman, Joseph Andras ressuscite une figure oubliée de la lutte pour l’indépendan­ce de la Nouvelle-Calédonie

- ANNE-FRÉDÉRIQUE HÉBERT-DOLBEC COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

Le 22 avril 1988, deux jours avant le premier tour de l’élection présidenti­elle française, un groupe d’indépendan­tistes kanak et membres du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) attaque la gendarmeri­e d’Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie, dans le but de l’occuper et de revendique­r la fin de la colonisati­on. L’affaire tourne au cauchemar. Trois gendarmes sont tués. Les 27 autres, désarmés, sont pris en otages et amenés dans une grotte «sacrée» à proximité.

Cette prise d’otages, d’abord conçue comme une arme de négociatio­n politique pacifique, se solde après une traque de 10 jours par une interventi­on militaire accordée par François Mitterrand et un bilan de 21 morts, dont 19 Kanak. Parmi les victimes, Alphonse Dianou, 28 ans, chef d’orchestre de la prise d’otages, militant non violent, amateur de musique, admirateur de Gandhi et de Che Guevara, ancien séminarist­e ayant abandonné le chemin de la prêtrise.

Intrigué par cette figure des luttes anticoloni­alistes du XXe siècle et par le portrait paradoxal et sombre qu’ont esquissé les élites politiques et médiatique­s de l’époque, Joseph Andras, jeune écrivain acharné, ambitieux et engagé, est parti à sa découverte dans l’archipel de la mer de Corail, avec dans ses poches une simple photograph­ie de l’homme, allongé sur un brancard, la jambe ensanglant­ée.

Comme dans son premier roman, De nos frères blessés (Actes Sud, 2016), où il redonnait vie à Fernand Iveton, ouvrier pied-noir guillotiné par la justice française lors de la guerre d’Algérie, Andras retrace pas à pas le parcours d’un personnage polarisant — dépeint ici comme un martyr pacifiste, là comme un terroriste barbare, « selon l’humeur ou trop souvent la couleur» — afin de reconstitu­er la vérité et d’offrir une réflexion intransige­ante sur les décombres et les retentisse­ments de l’empire français.

«Le journalist­e examine, l’historien élucide, le militant élabore, le poète empoigne: reste à l’écrivain de cheminer entre ces quatre frères.» À mi-chemin entre le carnet de voyage, les notes disparates d’un journalist­e qui documente ses nombreuses rencontres et le récit didactique d’un épisode historique méconnu, Kanaky se révèle un témoin privilégié de la blessure encore béante d’un peuple, de sa course déterminée vers le respect et l’égalité.

En choisissan­t d’entrecrois­er le passé et le présent, d’allier les dialogues, l’introspect­ion et la narration externe, Andras convie le lecteur à la reconstruc­tion, brique par brique, d’un événement passé, mettant ainsi en lumière la subjectivi­té d’une histoire construite par les dominants. Son souci du détail, son regard poétique et son inlassable et calme curiosité captivent et avivent la volonté de comprendre, et ce, bien que l’issue du récit soit déjà connue.

Complexe et évanescent, comme l’homme dont il dresse le portrait, le troisième roman de Joseph Andras transporte une richesse qui se multiplie à chaque lecture, exigeant une attention et un discerneme­nt rivalisant avec ceux de son auteur.

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S. REVZAN Le livre de Joseph Andras transporte une richesse qui se multiplie à chaque lecture, exigeant une attention et un discerneme­nt tels ceux de l’auteur.
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Kanaky ★★★★ Joseph Andras, Actes Sud, Paris, 2018, 304 pages

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