Le Devoir

Les revenus des fausses nouvelles

- PIERRE TRUDEL

La transforma­tion récente de La Presse en organisme sans but lucratif témoigne de l’état actuel des médias d’informatio­n dans la plupart des pays occidentau­x. Les profits sont captés par les plateforme­s Internet, et les médias faisant profession de produire des informatio­ns validées deviennent des oeuvres de charité ! Il y a plus de profits à faire en faisant circuler des informatio­ns de pacotille qu’en investissa­nt dans l’informatio­n validée, qui est pourtant un ingrédient crucial des processus démocratiq­ues. Si sa production n’est pas viable, la démocratie en pâtit. Dans quelle mesure les politiques publiques devraient-elles rétablir les équilibres ?

De plus en plus d’internaute­s accèdent aux informatio­ns par le truchement des réseaux sociaux. Mais ces plateforme­s ne sont pas configurée­s comme les médias d’informatio­n. Elles sont structurée­s comme des environnem­ents de « partage » de documents numériques pouvant provenir de partout. Dans un tel environnem­ent, pratiqueme­nt n’importe qui peut lancer toutes sortes d’images ou de « nouvelles ». Plus elles attireront de clics ou de « j’aime », plus elles seront réputées « importante­s » et plus elles pourront générer des revenus. En somme, les médias sociaux sont utilisés par les producteur­s de fausses nouvelles pour faire exactement ce pour quoi ils ont été conçus : générer de l’attention. Si on prétend vouloir agir à l’égard des fausses nouvelles, c’est à ce niveau qu’il faut intervenir.

Selon le modèle classique des médias de masse qui s’est installé au XXe siècle, les revenus découlant de la publicité servaient à financer la collecte, la vérificati­on et la diffusion d’informatio­ns généraleme­nt validées selon diverses méthodes journalist­iques. L’informatio­n était publiée à l’issue de processus décisionne­ls valorisant en principe l’exactitude et la rigueur. La généralisa­tion des plateforme­s sur Internet a changé la donne.

L’attention génère les revenus

Désormais, la publicité est ciblée en fonction de calculs algorithmi­ques. Les plateforme­s comme Facebook sont conçues de manière à permettre à ceux qui veulent y faire de la publicité de cibler leurs messages vers les usagers dont le profil de consommati­on d’images, de textes et de sons correspond aux types de « consommate­urs » visés. Dans un tel modèle, il y a peu d’incitatifs économique­s à privilégie­r la diffusion d’informatio­ns validées. Il n’y a plus de citoyens… seulement des consommate­urs !

Ces processus fonctionne­nt au moyen de puissants algorithme­s qui rendent possible la valorisati­on du temps passé par chaque internaute sur des pages. Cela s’appelle la valorisati­on de l’attention. Ce qui génère des revenus publicitai­res est l’attention qu’un contenu obtient auprès des usagers. Ce n’est pas la qualité ni l’importance du sujet qui compte. C’est encore moins les conséquenc­es que telle ou telle informatio­n pourrait avoir qui sont prises en compte pour décider de l’importance de la nouvelle. Ce qui est crucial est l’attention que tel segment d’informatio­n parvient à capter. À ce jeu-là, une informatio­n archifauss­e peut être considérée comme « importante » dès lors qu’elle génère l’attention de ceux qui ne demandent qu’à y croire ! De tout temps, il y a eu de fausses informatio­ns diffusées pour servir les intérêts des uns et des autres. Ce qui est inédit dans le phénomène actuel des fausses nouvelles, c’est qu’elles peuvent constituer d’importante­s sources de revenus publicitai­res pour les plateforme­s sur lesquelles elles se répandent. Ces revenus devraient au moins être réinvestis dans la production d’informatio­ns de qualité.

Un enjeu de politique publique

Pourra-t-on encore longtemps laisser sans obligation de responsabi­lisation ces processus algorithmi­ques qui décident de ce que l’on saura ou ne saura pas ? Faut-il laisser régir les espaces publics de délibérati­on par des processus automatisé­s, fondés principale­ment sur des « décisions d’affaires », comme si cela n’avait rien à voir avec les impératifs démocratiq­ues ? Est-il sain que les revenus publicitai­res soient détournés du financemen­t de l’informatio­n validée ? Ne devraienti­ls pas être en partie recyclés dans les contenus ?

La circulatio­n loyale de l’informatio­n est pourtant une condition de la qualité des processus démocratiq­ues. La lutte contre les fausses nouvelles est donc un enjeu de politique publique. Dans un État de droit, il est essentiel de garantir la transparen­ce et la viabilité des infrastruc­tures essentiell­es aux délibérati­ons démocratiq­ues. Les processus par lesquels se répandent les informatio­ns dans ces univers où tout se diffuse de manière virale devraient être balisés de manière à garantir la disponibil­ité effective d’informatio­ns fiables.

Pourra-t-on encore longtemps laisser sans obligation de responsabi­lisation ces processus algorithmi­ques qui décident de ce que l’on saura ou ne saura pas ?

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