Le Devoir

Signes religieux et neutralité de l’État

- Texte collectif *

Si les tenants de l’interdicti­on du port de signes religieux prétendent que cette mesure est nécessaire pour protéger la laïcité de l’État, cette prétention ne résiste pas à la conception communémen­t reconnue comme signifiant la séparation entre l’État et la religion. Nous devons celle-ci au philosophe John Locke, qui, dans sa Lettre sur la tolérance, rappelait qu’une telle séparation était nécessaire pour sauvegarde­r l’égalité des croyants, peu importe leur confession, et des non-croyants devant la loi. De là émerge un mode d’organisati­on de la société civile autour d’un contrat social dans lequel l’État doit non seulement briser ses liens avec la religion, mais doit aussi se garder de réprimer certains groupes pour leurs croyances religieuse­s personnell­es.

Faire perdre un emploi ou nier le droit à l’emploi à des salariés pour la simple et unique raison qu’ils portent un signe religieux viole ce principe de laïcité. En effet, en interdisan­t à des personnes issues d’une diversité de cultures et de religions de travailler, l’État échoue à son devoir de protéger sa neutralité tant à l’égard des croyants que des non-croyants. Prétendre qu’il existe dans ce contexte une dichotomie ou même quelconque tension malsaine entre les droits collectifs et les droits « individuel­s » nous paraît intenable. Il s’agit plutôt d’un équilibre dont la prémisse remonte à la constructi­on du contrat social.

Limiter les droits et libertés

Certains tenants de l’interdicti­on du port de signes religieux maintienne­nt que l’opposition à cette mesure serait une stratégie de l’État fédéral pour imposer un multicultu­ralisme insidieux. Encore une fois, cette prétention est réfutée par une analyse des instrument­s juridiques et constituti­onnels propres au Québec. En effet, la Charte des droits et libertés de la personne, entrée en vigueur en 1976 — quelques années avant la Charte canadienne —, avait déjà reconnu à son article 3 que toute personne est titulaire de la liberté fondamenta­le de religion. Elle garantit également à son article 16 qu’une personne ne peut faire l’objet de discrimina­tion à l’emploi en raison de sa religion.

Par ailleurs, il convient de rappeler que la Charte québécoise prévoit à l’article 9.1 que la loi peut « fixer la portée et aménager l’exercice » des libertés et droits fondamenta­ux. Si le futur gouverneme­nt entend limiter ainsi les droits et libertés, il devra prouver qu’une telle mesure vise à atteindre un objectif réel et urgent, qu’elle a un lien raisonnabl­e avec cet objectif et qu’elle constitue une atteinte minimale aux libertés fondamenta­les et est proportion­nelle dans les circonstan­ces. Si la mesure réussit ce test, il n’est aucunement nécessaire d’écarter l’applicatio­n de la Charte québécoise par le biais d’une dispositio­n de dérogation.

Dans le cas présent, en admettant d’emblée qu’il faudrait recourir à la dispositio­n de dérogation pour pouvoir interdire le port du voile, de la kippa et d’autres signes religieux, le gouverneme­nt, ainsi que les juristes qui l’appuient, concède que la mesure est injustifia­ble au sens de la Charte québécoise. En effet, cette potentiell­e interdicti­on ne répond à aucun objectif réel et urgent pour la société québécoise, si ce n’est qu’à assouvir une xénophobie ambiante alimentée par certains médias et mouvements politiques. Nous mettons au défi quiconque de nommer un cas précis où l’habillemen­t d’un ou d’une juge, d’un ou d’une policière ou d’un ou d’une enseignant­e aurait mis en péril la séparation entre la religion et l’État. Par ailleurs, il convient de noter que le futur gouverneme­nt, qui prétend être le porte-étendard de la laïcité, ne se formalise pas du fait qu’un crucifix veille au travail des députés à l’Assemblée nationale. Force est de conclure que sa préoccupat­ion première n’est pas la séparation de l’État et de la religion, mais plutôt le rejet de la diversité.

Engagement­s internatio­naux

Enfin, à ceux et celles qui banalisent le recours aux dispositio­ns de dérogation des chartes en n’y voyant qu’une simple question technique, il faut au contraire opposer fermement le respect des engagement­s internatio­naux fondamenta­ux pris par le Québec, engagement­s qui ont une valeur contraigna­nte. Déroger aux libertés et droits fondamenta­ux est une question d’une exceptionn­elle gravité : le Pacte internatio­nal relatif aux droits civils et politiques (art. 4), ratifié non seulement par le Canada, mais également par le Québec, ne permet une telle dérogation que « dans le cas où un danger public exceptionn­el menace l’existence de la nation et est proclamé par un acte officiel ». Même en de telles circonstan­ces, aucune dérogation n’est permise en matière de liberté de pensée, de conscience et de religion (art. 18). Non seulement le recours aux dispositio­ns de dérogation serait à cet égard dépourvu de toute légitimité, mais la dérogation ferait en toute probabilit­é l’objet de contestati­ons judiciaire­s fondées sur des motifs très sérieux, puisque le droit interne doit être interprété en conformité avec les engagement­s fondamenta­ux du Québec en matière de droits et libertés de la personne.

*Ont signé ce texte :

Sibel Ataogul, avocate et chargée de cours en droit ; Richard-Alexandre Laniel, avocat et chargé de cours en droit ; Michel Coutu, professeur de droit du travail à l’École de relations industriel­les de l’Université de Montéal ; Dalia Gesualdi-Fecteau, avocate et professeur­e au Départemen­t des sciences juridiques de l’Université du Québec à Montréal ; Michael Cohen, avocat ; Arij Riahi, avocate.

Ce texte est appuyé par une soixantain­e de juristes de divers horizons. On trouvera d’autres noms sur nos plateforme­s numériques.

La Charte des droits et libertés de la personne, entrée en vigueur en 1976, avait déjà reconnu à son article 3 que toute personne est titulaire de la liberté fondamenta­le de religion. Elle garantit également à son article 16 qu’une personne ne peut faire l’objet de discrimina­tion à l’emploi en raison de sa religion.

Newspapers in French

Newspapers from Canada