Le Devoir

Cuisiner le cannabis avec le chef Jean Soulard

Avoir les munchies en bonne compagnie

- JOSÉE BLANCHETTE cherejoblo@ledevoir.com Twitter : @cherejoblo

Le chef Jean Soulard est débarqué à 11 h pile, muni de sa glacière, de ses couteaux aiguisés, de ses assiettes de présentati­on et de son beurre de cannabis maison. J’avais pris la journée de congé et j’aurais pu biffer celle du lendemain au calendrier pour cause d’effets secondaire­s indésirabl­es.

Le diable est dans les détails, mais on donnerait le bon Dieu sans confession à Soulard, un être immédiatem­ent sympathiqu­e. Il a dirigé les cuisines du Château Frontenac à Québec durant 20 ans, une centaine de cuistots et de plongeurs sous ses ordres, 1500 repas par jour, du sport. Sa drogue à lui, c’est le jogging. « Ça m’a permis de ne pas devenir obèse et alcoolique. »

Jusqu’au mois de décembre dernier, le médiatisé chef de 66 ans n’avait jamais fumé un pétard. Straight comme une recette de béchamel, le monsieur. Ce qui ne l’a pas empêché d’avoir envie d’écrire un livre de recettes — son 11e — au cannabis. Le cannabis en cuisine… ce n’est pas comme du basilic ! a été pensé pour accompagne­r la démarche d’un public qui pourra de moins en moins en fumer où bon lui semble.

Pour cause de réglementa­tions resserrées (plus de neuf mètres d’une porte, pas ici, pas là non plus), les utilisateu­rs auront peut-être envie de se tourner vers le cannabis comestible, ni vu ni connu. On trouve déjà des huiles, des atomiseurs et des « pilules » sur le site de la SQDC.

« Je n’aurais pas pu écrire ce livre si j’étais encore au Château Frontenac, résume le chef. J’ai reçu toutes sortes de messages depuis que Flammarion Québec en a fait l’annonce. On m’a prédit que j’allais perdre ma crédibilit­é ! »

Nous nageons en pleine hypocrisie. Le cannabis est légal depuis deux jours, mais tout le monde marche sur des oeufs quand vient le temps d’être associé à cette nouvelle image récréative ou médicale.

D’ailleurs, la ligne est mince entre les deux. Véronique Lettre est la première à en convenir. L’entreprene­ure s’est jointe à nous pour le lunch, débarquant avec son mini-labo, balance numérique, calculette de concentrat­ion en THC, décarboxyl­ateur, infuseur et… ses huiles.

Elle a vécu les mêmes problèmes de « crédibilit­é » avec sa clinique de cannabis médicinal de Magog : « Tout est compliqué : ouvrir un compte de banque, louer une salle, faire de la promotion. Tout le monde est frileux. » Même l’image de feuille de cannabis devra disparaîtr­e du champ visuel avec la nouvelle loi. Véronique publie elle aussi son bouquin, Le cannabis médicinal,à la fin du mois, dans lequel elle a ajouté quelques recettes de brownies et de smoothies.

En manger du bon

Ces deux touche-à-tout ont expériment­é le cannabis sous plusieurs formes et ont dû procéder de façon empirique afin de déblayer le terrain des cannabinoï­des (il y en a plus d’une centaine) et de leurs effets. « Soyons curieux, mais restons sérieux », aime répéter Soulard, qu’aucun médecin n’a voulu suivre dans l’aventure.

Il s’est entouré d’un chimiste de l’Université Laval et de deux chercheurs en neurophysi­opharmacol­ogie de l’Université de Sherbrooke pour bétonner sa démarche gastro-ludique. Depuis qu’il a vu une convive éprouver des effets anxieux sérieux et instantané­s en ayant à peine touché à son assiette, Soulard considère qu’on ne contrôle rien et que l’effet placebo (ou nocebo) existe bel et bien. Les fines herbes peuvent rendre dingues. « En plus, tu peux servir la même concentrat­ion de THC à la même personne, un autre jour, et selon la fatigue, l’humeur, les effets ne seront pas les mêmes. »

La concentrat­ion de THC (la substance psychotrop­e) et de CBD (une autre substance non euphorisan­te utilisée comme antidouleu­r et comme soulagemen­t de l’anxiété, notamment) est importante. Véronique dose de façon très prudente au départ, 2,5 mg par portion. Elle a suivi un cours de cuisine au cannabis avec un chef de Los Angeles durant une journée et obtenu une certificat­ion pour un cours en ligne de l’Université THC au Colorado (sans blague !).

Ils ont fait leurs devoirs tous les deux et prennent plaisir à s’échanger des trucs sur la façon de retirer l’amertume du cannabis (à la vapeur), puis de le décarboxyl­er au four (chauffer légèrement pour stimuler les substances actives), avant d’infuser pour en faire du cannabeurr­e ou de l’huile.

Pour l’heure, Soulard nous prépare une crème froide aux pois verts et menthe et un tartare de légumes avec salade de concombre, fenouil et pêche. Le beurre est incorporé soit dans la crème, soit dans la vinaigrett­e.

Véronique, survivante de deux cancers et qui a exploré le terrain pour ellemême d’abord, a dû se dénicher un médecin en Colombie-Britanniqu­e au départ.

C’est ce qui l’a motivée à ouvrir une clinique. La liste des maladies chroniques (de la simple insomnie au Parkinson) qui peuvent être soulagées avec le cannabis est longue et les médecins qui l’assistent atteignent 80 % de succès.

Les munchies, ça se soigne ?

L’avantage d’ingérer son cannabis ? Eh bien, on ne fume pas, c’est discret et socialemen­t acceptable. Le désavantag­e : cela prend du temps à faire effet (une à deux heures), mais ça dure loooooongt­emps, jusqu’à 12 heures. J’ai goûté la crème de pois verts et le tartare de légumes à 12h45; à 14h, j’étais stone comme les Rolling Stones ; à 16 h, j’avais les deux mains dans la boîte de biscuits à l’érable cuisinés la veille… après avoir dégusté des brownies au cannabis, j’avoue.

À 17 h 30, je suis allée prendre une puff d’oxygène jusqu’au lac et j’ai admiré les derniers éclats de l’arrière-saison, envié les bernaches qui me saluaient à l’horizon. J’aurais aimé pouvoir m’envoler aussi haut. À 19h, je m’empiffrais de

toasts au beurre d’arachides en guise de souper (la salade de germinatio­ns ? Heu, non !). Et à 23 h, j’étais encore passableme­nt high et toujours en recherche et développem­ent sur cette question d’intérêt national. Je n’ai même pas ajouté une seule goutte d’alcool au menu.

Jean Soulard a raison, « on ne contrôle rien », effectivem­ent : j’ai pris deux kilos en huit heures et n’ai pas contribué au PIB durant 36 heures. Le mot « récréatif» n’est pas inoffensif. Et mes «recherches » ne sont pas encore au point. Comme disait le philosophe, nous ne pouvons connaître le goût de l’ananas par le récit des voyageurs.

La réalité, c’est l’illusion » créée par l’absence de drogues

RICHARD DESJARDINS

Je m’enfoncerai dans la brume, comme un homme

» étranger à tout

FERNANDO PESSOA

 ?? DANIELLE POITRAS ?? Le chef Jean Soulard et la conseillèr­e en cannabis médicinal Véronique Lettre cuisinent ensemble un repas au beurre de cannabis. Savoureux et très, très efficace.
DANIELLE POITRAS Le chef Jean Soulard et la conseillèr­e en cannabis médicinal Véronique Lettre cuisinent ensemble un repas au beurre de cannabis. Savoureux et très, très efficace.
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