Je me voyais déjà…
Aznavour à l’aéroport dès la descente de l’avion. Aznavour dans les haut-parleurs du taxi qui vous mène au centre-ville. Aznavour sur la petite place du même nom où se recueillaient ses fans de tous âges. Aznavour sur la place de l’Opéra où les quidams venaient déposer des fleurs. Aznavour au petit restaurant caché dans les jardins qui ceinturent le centre-ville. Avouons-le, la semaine dernière à Erevan, il y avait de quoi faire une indigestion de l’auteur de La bohème.
On a vanté l’extraordinaire carrière de ce fils d’immigrants, le succès international de cet incomparable représentant de la chanson française, sa maîtrise de la langue, ses indéniables talents de comédien. Mais s’est-on interrogé sur les raisons du succès de Shahnourh Varinag Aznavourian né le 22 mai 1924 dans une maternité pour indigents de SaintGermain-des-Prés ? Ce n’est certes ni la fortune ni la noblesse de naissance. Ce n’est pas non plus l’éducation puisqu’il quitta l’école à la fin du primaire. Ce n’est pas non plus la chance puisque le succès ne lui sourit qu’une fois atteinte la quarantaine.
En cette époque où l’intégration des immigrants défraie la chronique comme jamais, il n’est pas inutile de souligner que ce fils de réfugiés arméniens a dû sa réussite à sa parfaite intégration et à sa maîtrise de tous les codes de la société française. Jusqu’à franciser son nom et à devenir un archétype du séducteur français. Aznavour a raconté cent fois son combat pour maîtriser la langue, noter de nouveaux mots, découvrir des postures, acquérir la culture. À Cocteau, avec humilité, il demanda ce qu’il devait lire. Avec Piaf, dont il fut même le chauffeur, il apprit sans cesse. Son biographe (non autorisé) Robert Belleret décrit un « fin connaisseur de l’argot parisien ». Dans ses deux chefs-d’oeuvre, Tirez sur le pianiste et Un taxi pour Tobrouk, Aznavour devint plus français que français. Dans ce dernier, sur les mots savoureux de Michel Audiard, il donne d’ailleurs la réplique à un autre archétype de l’homme français de cette époque, Lino Ventura, pourtant… d’origine italienne.
Elle est là, la leçon d’Aznavour : devenir Français par tous les moyens sans jamais s’enfermer dans un ghetto. Jamais Aznavour n’a joué la corde ethnique ni exploité son ascendance arménienne. Beaucoup de Français ne la découvriront d’ailleurs qu’en 1988, à cause de son implication en faveur des victimes du tremblement de terre d’Arménie. Luimême se revendiquait totalement Français, avec, disait-il, des racines arméniennes. Ce qui ne veut pas dire qu’à travers son oeuvre la chanson française ne s’est pas enrichie d’une touche d’âme slave et du Caucase. Au contraire. Mais Aznavour n’était pas du genre à se promener sur scène avec une croix arménienne dans le cou.
En regardant défiler dans les rues de Montréal le 7 octobre dernier quelques milliers de manifestants dits « antiracistes » avec leurs voiles islamiques et leurs pancartes en anglais, je me disais que ceux-ci auraient eu beaucoup à apprendre du grand Charles. De sa détermination à devenir Français et à s’intégrer dans une société où il ne l’a pourtant « pas eu facile ». De son admiration sans bornes pour cette immense culture que la France lui offrait en partage. De son amour de cette langue dont il apprit à maîtriser parfaitement les accents.
Pas qu’Aznavour n’ait pas eu des raisons de se plaindre. On en a tous. Heureusement, l’époque n’était pas à l’étalage des souffrances. Car, loin du sens galvaudé que l’on accorde aujourd’hui au mot, ses parents n’étaient-ils pas de vrais « survivants », eux qui, fuyant Constantinople, avaient échappé au premier génocide du XXe siècle qui décima les deux tiers d’un peuple millénaire ? Un peuple qui, en passant, a traîné son pays sur son dos pendant des siècles avant de le voir renaître enfin en 1991 — les Québécois pourraient en prendre note.
L’intégration n’est jamais chose facile. On sait qu’à Marseille, où arrivèrent la plupart des Arméniens, il y eut des frictions avec la population locale dans les années 1930. Quoi de plus normal ? Pourtant, « en 70 ans, les Arméniens se sont parfaitement intégrés à la société française et fondus dans les classes moyennes. Ils sont artisans et commerçants, créateurs d’entreprises (tricots Manoukian, chaussures Kélian, lunettes Alain Mikli) mais aussi ouvriers qualifiés, techniciens, employés, fonctionnaires, enseignants, journalistes, ingénieurs, chercheurs », écrit l’historienne Anahide Ter Minassian.
La vie d’Aznavour est un désaveu de tous ceux qui veulent enfermer les immigrants dans des « communautés » ethniques, raciales ou religieuses. Elle est une invitation pour ces derniers à mettre de côté tout ce qui pourrait les séparer de la société qui les accueille. À mettre bas les pancartes et l’amertume. À délaisser les discours extrémistes qui les instrumentalisent au profit de l’apartheid culturel. Elle est une invitation à devenir totalement Français, Britanniques, Québécois, Allemands. Et surtout à s’emparer de la langue et de la culture que leur offrent nos sociétés. « En haut de l’affiche », ce fils d’Arménie se voyait Français, totalement Français. Pour son plus grand bonheur et pour le nôtre.
En regardant défiler dans les rues de Montréal le 7 octobre dernier quelques milliers de manifestants dits « antiracistes » avec leurs voiles islamiques et leurs pancartes en anglais, je me disais que ceux-ci auraient eu beaucoup à apprendre du grand Charles. De sa détermination à devenir Français et à s’intégrer dans une société où il ne l’a pourtant « pas eu facile ». De son admiration sans bornes pour cette immense culture que la France lui offrait en partage. De son amour de cette langue dont il apprit à maîtriser parfaitement les accents.