Le Devoir

Le progrès, dans l’ordre

Il est présomptue­ux de croire qu’il suffit de lever l’interdit juridique pour dissiper un tabou. Le cas qui nous occupe est probant : un appareil technocrat­ique et rigide s’est aussitôt emparé de ce que le droit pénal a relâché.

- AURÉLIE LANCTÔT

J’en conviens, il est ironique de parler encore de la légalisati­on du cannabis pour s’étonner du spectacle auquel nous avons assisté cette semaine. N’empêche. Mercredi, dès l’aurore, mon Devoir m’envoie une alerte pour m’inviter à suivre sa couverture de la légalisati­on sur toutes ses plateforme­s. J’y serai, oui, sur toutes, toutes les plateforme­s. À la radio de nos impôts, on est en poste devant les succursale­s de la Société québécoise du cannabis (SQDC). On évalue la longueur de la file, on décrit la compositio­n de la file, le magasin, les sacs remis dans le magasin, ce qu’on trouve sur le site Web du magasin. J’ouvre Twitter, une autre plateforme, encore plus de contenu, toujours, bien remplir les boîtes de contenu. Vite, j’ai encore des questions.

Pas de chance, ai-je pensé, pour la Journée internatio­nale pour l’éliminatio­n de la pauvreté, qui tombait aussi ce jourlà. « Vous savez, chaque année, le 17 octobre, ce n’est pas facile de faire parler de la pauvreté. On a l’habitude que ça ne fasse pas les manchettes », nuance Virginie Larivière, porteparol­e du Collectif pour un Québec sans pauvreté, peu surprise qu’on passe sous silence les soucis des plus vulnérable­s d’entre nous. « L’important, c’est les activités en marge de la ronde médiatique, ajoute-t-elle. Le rassemblem­ent devant l’Assemblée nationale, les prises de parole de personnes en situation de pauvreté. » Faire vivre la solidarité autour de ceux qui en arrachent, oui. J’ai l’impression que nous en avons appris plus cette semaine sur la logique qui préside au fonctionne­ment de nos médias que sur la capacité de la société civile et des institutio­ns à accueillir la légalisati­on du pot. Il y avait pourtant quelque chose de fascinant à observer les hoquets d’un système se mettant soudain au diapason de la société. En direct, le tâtonnemen­t des institutio­ns qui tentent d’asseoir et d’assumer leur contrôle sur cette substance dont il faut désormais parler dans les termes de la légalité.

Le correspond­ant du New York Times à Montréal, Dan Bilefsky, rapportait ainsi les propos d’un badaud en file devant une succursale de la SQDC : « Le Canada est encore une fois un leader progressis­te mondial ! » Mais qu’en est-il vraiment ? Il me semble plutôt que nous avons vu cette semaine les reflux d’un progressis­me de façade, qui, en déployant un imposant arsenal réglementa­ire, essaie de dissimuler son malaise.

Bien sûr, la légalisati­on du cannabis a extirpé quelque chose au champ de la criminalit­é. À mon sens, les gestes de décriminal­isation sont souvent souhaitabl­es pour faire de la société un espace plus tolérant, plus ouvert, moins étouffant pour les individus. Mais il est présomptue­ux de croire qu’il suffit de lever l’interdit juridique pour dissiper un tabou. Le cas qui nous occupe est probant : un appareil technocrat­ique et rigide s’est aussitôt emparé de ce que le droit pénal a relâché.

Au lieu d’avoir une réflexion ouverte et nuancée sur la marginalis­ation produite et reproduite par la criminalis­ation des drogues, l’utilisatio­n de la marijuana pour soulager des souffrance­s physiques là où l’industrie pharmaceut­ique échoue, ou même sur le rôle de l’État dans le choix des individus quant à leur état de conscience, on s’est replié sur nos habituelle­s lubies régulatoir­es. Au Québec, du moins, on distille la panique morale suscitée par la légalisati­on du cannabis dans une espèce d’hygiénisme social suranné : microgesti­on, paramétrag­e culpabilis­ant de la consommati­on, encadremen­t de la visibilité même de cette plante soi-disant acceptée.

Nos sociétés dites progressis­tes prétendent s’être débarrassé­es de la morale bourgeoise et du fétiche de la loi et l’ordre. Pourtant, les voilà qui reviennent en douce par l’administra­tion bureaucrat­ique de tout, y compris, semble-t-il, de notre état de conscience, à l’intérieur même cadre de la légalité. Le progrès, bien sûr, mais dans l’ordre.

Je relisais hier un essai du médecin et neurologue Oliver Sacks, publié en 2012 dans le New Yorker. Il y parle de ses propres expérience­s avec la drogue, sans verser ni dans la banalisati­on ni dans la moralisati­on. Il souligne que la recherche d’un état qui transcende l’ordinaire, la quête d’absolu et de sens, sont au coeur de l’expérience humaine. Il admet avoir longtemps canalisé, à tort, cette quête dans la prise de drogue, jusqu’au jour où la littératur­e s’est substituée aux délires chimiques. Mais toujours, cette recherche de quelque chose qui nous dépasse. On ne dit évidemment pas que la drogue est un moyen d’évasion comme un autre. Il me semble néanmoins qu’on met ici le doigt sur une dimension qui manque cruellemen­t à tous ces débats sur la marijuana : une dimension humaine, empathique et profonde. Quelque chose qui transcende le paternalis­me et l’horizontal­ité bornée de l’obsession réglementa­ire.

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