Le Devoir

Le gros bon sens

- FRANCINE PELLETIER fpelletier@ledevoir.com Sur Twitter :@fpelletier­1

Le gros bon sens est une des marques de commerce de François Legault et, s’il n’en tient qu’à lui, de tout son gouverneme­nt. Jeudi dernier, le PM exhortait ses ministres à « ne pas oublier le gros bon sens ». Seulement, il va falloir plus que du pragmatism­e pour mener à bon port le bateau de la laïcité. Le GBS (gros bon sens) demeure drôlement impuissant devant l’absurdité, l’illogisme, voire la véritable poutre dans l’oeil qu’est ce crucifix qui, depuis Duplessis, décore le parlement québécois. Alors que le goût du jour est, comme chacun sait, au dépouillem­ent.

C’est ce que George Orwell, auteur d’un livre redevenu très populaire, 1984, aurait qualifié de « doublepens­ée » : « Connaître et ne pas connaître. Retenir simultaném­ent deux opinions qui s’annulent alors qu’on les sait contradict­oires, et croire à toutes deux. »

À mon avis, beaucoup des malentendu­s concernant l’affichage religieux découlent du fait que la laïcité est continuell­ement vue à double escient. Selon qu’on soit pour ou contre le port des signes religieux, elle est perçue de deux façons distinctes. Ceux et celles qui sont contre l’affichage religieux croient que la laïcité impose d’abord et avant tout un devoir de réserve : l’obligation d’être, au nom de la neutralité de l’État, le moins visiblemen­t religieux que possible (sauf, curieuseme­nt, quand il s’agit d’un crucifix).

Alors que les partisans d’une laïcité « ouverte » mettent l’accent, eux, sur le devoir de protection de la liberté de conscience. Le but de l’exercice n’est pas ici la neutralité comme telle, mais la garantie que chaque citoyen puisse manifester ses conviction­s, ou son absence de conviction­s, avec la protection bienveilla­nte de l’État. L’essence même de la démocratie. Or, seul un État neutre, sans parti pris envers toute croyance, peut jouer ce rôle primordial. L’accent n’est pas du tout mis au même endroit qu’on soit détracteur­s ou défenseurs des signes religieux. Ce qui exacerbe maintenant cette dualité, c’est qu’au Québec, mais aussi en France, la laïcité a été absorbée par la question d’identité nationale, durcissant encore davantage la position des laïcistes purs et durs. Depuis le début du siècle, le « choc des civilisati­ons » — vécu ici dans la foulée de l’attaque du World Trade Center et, en France, « dans la visibilité nouvelle des musulmans en Europe » — fait peur. Làbas, la peur d’être envahi ; ici, la peur de sombrer dans l’obscuranti­sme d’antan. Partout, la peur de ne plus être maîtres chez soi. En fait, soyons clairs, au Québec, tout particuliè­rement, nous avons commencé à parler de laïcité à partir du moment où nous avons eu peur des musulmans.

Sans « la querelle du voile », nous ne serions pas à revoir, depuis 10 ans maintenant, le contrat social qui nous lie. Aucune proliférat­ion évangélist­e, aucune multiplica­tion de kippas ou même de turbans sikhs ne nous aurait fait grimper autant dans les rideaux. Car, soyons honnêtes, ce n’est pas l’objet religieux comme tel qui nous fait baver — ce qui explique en partie l’indifféren­ce envers le crucifix —, ce sont plutôt les sombres complots que nous percevons derrière.

Nous voyons une femme voilée et ce n’est pas elle, l’individu, qu’on voit, mais plutôt l’homme supposémen­t à ses côtés qui l’oblige à se soumettre et, derrière lui, tel un jeu de dominos, toute une religion, voire « une civilisati­on », qui conspue la modernité ainsi que le Québec qui a fait de cette modernité tout un combat. On voit rarement la manifestat­ion personnell­e d’une « croyance sincère » qui devrait, par définition même de la laïcité, être protégée par le gouverneme­nt. L’affront est collectif, point à la ligne.

Et c’est ainsi que l’exigence de la neutralité de l’État, pour laquelle il existe un réel consensus, s’est mise « à glisser vers certains citoyens dans certaines circonstan­ces » (bonjour, les enseignant­es), élément pour lequel il n’existe aucun consensus. Il faut s’inquiéter d’une telle dérive. Car en prétendant ici défendre la « séparation de l’Église et de l’État », on piétine l’autre grand principe qui sous-tend la laïcité : « la liberté de manifester ses conviction­s dans les limites du respect de l’ordre public ». Cette liberté-là doit pouvoir se vivre au vu et au su de tous, sinon ce n’est pas une liberté. « La liberté de s’exprimer dans sa cave, c’est tout simplement l’interdicti­on de s’exprimer », souligne le sociologue Marc Jacquemain.

Avis donc au nouveau gouverneme­nt et à son gros bon sens : commençons par le début. Pour en finir avec la tour de Babel, commençons par définir ce que nous entendons par laïcité. Ce qui manque toujours cruellemen­t à ce débat. Commençons par établir ce que nous voulons vraiment protéger, et pour quelles raisons. Et puis, voyons si ce fameux consensus, qui vous tient tant à coeur, tient également la route.

Nous voyons une femme voilée et ce n’est pas elle, l’individu, qu’on voit, mais plutôt l’homme supposémen­t à ses côtés qui l’oblige à se soumettre et, derrière lui, tel un jeu de dominos, toute une religion, voire « une civilisati­on », qui conspue la modernité ainsi que le Québec qui a fait de cette modernité tout un combat.

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