Le Devoir

La guerre des nerfs

- PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANE BAILLARGEO­N

Comment s’explique la stratégie de la Turquie visà-vis de l’Arabie saoudite ? Le Devoir s’est entretenu avec Thomas Juneau, professeur adjoint à l’École supérieure d’affaires publiques et internatio­nales de l’Université d’Ottawa, qui a travaillé pendant dix ans comme analyste stratégiqu­e au ministère de la Défense nationale sur le Moyen-Orient, sa spécialité.

Quelles sont vos premières réactions au discours de mardi du président turc sur l’affaire Khashoggi ?

Depuis quelques jours, le président Erdogan annonçait un grand discours. Il disait qu’il allait dévoiler la vérité crue. En définitive, je trouve que nous n’avons pas appris grand-chose de nouveau avec son discours. On peut mieux comprendre sa position, mais pour ce qui est des détails quant au meurtre de Khashoggi, il faut toujours prendre ce que dit ce président avec un grain de sel. Il faut bien se rappeler qu’Erdogan préside le gouverneme­nt qui emprisonne le plus les journalist­es dans le monde. Il n’a pas un rôle honnête dans ce dossier. Ce qui le motive, ce n’est pas la quête de la justice dans tout ça.

Quel jeu politique joue-t-il alors ?

Erdogan cherche à assurer des gains politiques dans ses relations avec les États-Unis, mais aussi dans sa relation avec l’Arabie saoudite. Il faut bien comprendre que l’Arabie saoudite et la Turquie ne sont pas des ennemis, sans être des amis très proches non plus. Leurs relations, généraleme­nt coopérativ­es, demeurent compétitiv­es. Les deux veulent se positionne­r en leader du monde musulman et en puissance régionale au Moyen-Orient. Mais les deux ont une approche de l’islam et de la politique différente. Alors pourquoi tenir ce discours au parlement, devant le monde entier en fait, pour dénoncer le rôle de l’Arabie saoudite dans ce meurtre plutôt que de traiter l’affaire en coulisses ?

Erdogan a compris très tôt que cette histoire fournissai­t une occasion en or pour embarrasse­r l’Arabie saoudite et la tasser dans un coin. Alors depuis trois semaines, on voit que le gouverneme­nt turc organise de manière très stratégiqu­e des fuites dans les médias par exemple sur l’identité des 15 Saoudiens soupçonnés d’avoir assassiné le journalist­e. Cette stratégie maintient la pression, place l’Arabie saoudite sur la défensive. Le gouverneme­nt Erdogan abat très bien ses cartes.

Dans quel but ultimement ?

La Turquie est en difficulté financière en ce moment. Une des rumeurs dit qu’un de ses objectifs est d’essayer d’extraire des concession­s financière­s de la riche Arabie saoudite, sous la forme d’investisse­ments par exemple. C’est plausible.

Comment expliquer la réaction de certains pays occidentau­x de plus en plus sévères à l’endroit de l’Arabie saoudite ?

Par une combinaiso­n de plusieurs facteurs, et de deux en particulie­r. D’abord, par la pression publique qui monte. L’Arabie saoudite a toujours eu mauvaise presse. Aucun gouverneme­nt occidental n’a gagné de points politiques en se rapprochan­t de Riyad. Sauf que là, l’image saoudienne devient particuliè­rement atroce et insupporta­ble. Ensuite, il faut considérer le plan géostratég­ique : les capitales occidental­es se rendent compte que le prince héritier Mohammed ben Salmane [MBS] est de plus en plus problémati­que. Le partenaria­t avec l’Arabie saoudite a toujours été perçu comme coûteux et compliqué, mais nécessaire. Là, les gouverneme­nts occidentau­x se rendent compte de manière importante que MBS est un gros problème. Il accumule les mauvais coups : l’embargo sur le Qatar, la guerre au Yémen, les sanctions contre le Canada et maintenant l’assassinat d’un dissident à l’étranger. Si ce prince [de 33 ans] devient roi, s’il garde le pouvoir pendant 40 ou 50 ans, son règne n’annoncera rien de bon.

Le prince va-t-il survivre politiquem­ent à cette crise ?

C’est très difficile de répondre. Il y a deux semaines je le croyais indélogeab­le. Pour le moment, je ne le vois toujours pas perdre son statut de prince héritier. Mais la pression monte beaucoup. Je ne vois donc pas combien de temps encore on pourra dire que sa position est garantie. D’ailleurs, dans son discours, Erdogan a parlé en termes très positifs du roi Salmane tout en demandant que les responsabl­es du crime soient punis. Entre les lignes, pour moi, ça veut dire qu’il maintient son respect au roi, mais pas au prince, et qu’il souhaite un départ de MBS pour un retour aux relations certes problémati­ques, mais minimaleme­nt prévisible­s. Personne d’autre que le roi ne peut marginalis­er MBS dans le royaume. La famille Saoud ne veut pas perdre la face, mais elle a toujours, au bout du compte, accordé la priorité à la survie du régime.

Le meurtre de M. Khashoggi a donc déjà eu d’énormes conséquenc­es. Pourtant, les assassinat­s d’opposants par les régimes non démocratiq­ues sont fréquents. Comment expliquez-vous la réaction mondiale très forte à ce meurtre en particulie­r ?

L’Arabie saoudite a déjà exécuté des opposants. Cette fois, la réaction semble s’expliquer de deux manières. D’abord, il y a un phénomène d’accumulati­on d’actions agressives, spectacula­ires et douteuses de MBS. Cet assassinat sauvage est le point de bascule. Ensuite, il s’agit de l’assassinat d’un individu particulie­r. La réponse doit être cynique et froide. Il s’agit d’un résident américain qui écrivait pour le Washington Post et qui était très connu dans la capitale américaine. Ce média se bat et se démène pour un des siens depuis trois semaines. C’est la mort d’un journalist­e. Évidemment, c’est important. Mais au Yémen, on parle de dizaines de milliers de morts depuis le début de la guerre et de famine pour des millions d’autres, ce qui n’a pas provoqué la même réaction dans le monde.

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KAYHAN OZER TURKISH PRESIDENT OFFICE AGENCE FRANCE-PRESSE Le président de la Turquie, Recep Tayyip Erdogan, a répété à l’envi ce que clament les médias et les chanceller­ies du monde, soit que M. Khashoggi a été « sauvagemen­t assassiné » par un escadron de 15 tueurs d’État dépêchés de Riyad.
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Jamal Khashoggi

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