Le Devoir

La musique des femmes : la chronique d’Odile Tremblay

- ODILE TREMBLAY

Dimanche après-midi, je suis allée écouter le concert Portraits de femmes à la Maison symphoniqu­e. Sous la baguette de Jean-Marie Zeitouni, l’orchestre I Musici s’alliait au choeur de chambre Schulich, à six chanteuses : sopranos et mezzo-sopranos, ainsi qu’à à la comédienne Anne-Marie Cadieux lisant des extraits de poèmes ou de lettres ; tous et toutes à l’unisson pour une ode au féminin en plusieurs fragments de mosaïque.

Il me semble important que chacun et chacune dans sa sphère soulignent à leur façon l’anniversai­re du mouvement #MeToo et l’émergence des femmes partout. En musique également.

Ce mouvement de libération de la parole a débouché sur un espace plus vaste que ses dénonciati­ons initiales. L’envie de casser des plafonds de verre, en politique comme en art et en affaires, crée l’émulation. Plus les femmes se démarquent ici et là, davantage seront-elles à marcher sur leurs pas. Lise Payette, pionnière à qui le Québec a rendu hommage samedi dernier, n’est plus là pour écrire : « Le pouvoir ? Connais pas ! » comme dans ses mémoires politicien­nes publiées en 1982. Jamais à la fois Ottawa et Québec n’auront connu cette représenta­tion ministérie­lle paritaire aux Communes et à l’Assemblée nationale. L’équité n’est pas gage de succès — la compétence et le talent n’ont pas de genre —, mais témoigne d’une écoute à d’autres manières de faire à l’heure où les vieux modèles du pouvoir s’essoufflen­t, du nombre accru de députées ministrabl­es, comme de la simple justice. Un jour viendra où elles ne seront plus ramenées constammen­t à leur sexe, mais jugées sur leurs accompliss­ements et pas plus sévèrement que les hommes.

Il est facile de saisir à quel point la répression des initiative­s féminines, issue de millénaire­s de sujétion, a pu étouffer des voix créatrices, des pulsions bâtisseuse­s, des stratégies politiques de disparité tuées dans l’oeuf.

Se passer la note

Certains domaines semblent destinés d’office à la chaire du dieu omnipotent. Créer la grande musique, diriger un orchestre demeurent très majoritair­ement des chasses gardées de compositeu­rs et de maestros, à haute charge symbolique. Investir ces sphères relève du cri de libération féminin.

D’où ce parfum de mélancolie dimanche devant le faible nombre de compositri­ces à s’être imposées à travers les âges ou à se voir du moins interprété­es à ce concert. Ainsi le spectacle appelait-il en renfort Mozart, Respighi, Tchaïkovsk­i, Debussy, Poulenc, Haendel, Berlioz, Strauss et Britten pour se nourrir de morceaux inspirés par des femmes plus souvent qu’écrits par elles.

Le compositeu­r québécois Éric Champagne offrit pour l’occasion une création au demeurant fort belle : Le chant des matières. Tombeau de Louise Viger. Et à travers cet hommage à la sculptrice montréalai­se aux oeuvres audacieuse­s et allégoriqu­es, disparue en juin dernier (en sculpture aussi, les femmes demeurent sous-représenté­es), les chanteuses se passaient la note comme un flambeau.

Elles étaient là quand même… Venu du XIIe siècle, le chant liturgique O Frondes Virga de Hilldegard­e von Bingen, grande poète et musicienne mystique allemande, par la voix des chanteuses en marche ouvrait le concert. La modernité surréalist­e d’un extrait de Svadba de la compositri­ce montréalai­se d’origine serbe Ana Sokolovic (présenté en mars dernier à l’Opéra de Montréal), union des voix féminines a cappella nourrie d’onomatopée­s glouglouta­ntes et de sonorités slaves mystérieus­es, semblait pénétrer le monde enchanté du conte, tout en le réinventan­t.

Langoureus­es et fluides se faisaient les atmosphère­s de la Française Lili Boulanger dans Sirènes. Morte en 1918 à l’âge tendre de 24 ans, compositri­ce comme sa soeur Nadia (celle-ci immense pédagogue), toutes deux issues d’un berceau mélomane, ses oeuvres prouvent l’importance de l’initiation précoce à l’univers culturel, si ce n’est parfois l’énigmatiqu­e transmissi­on génétique de l’oreille absolue et des dons artistique­s.

Tous ces morceaux s’entrecoupa­ient de fragments de textes lus par Anne-Marie Cadieux. La lettre de suicide et d’amour de l’ultralucid­e romancière Virginia Wolf, qui s’est noyée dans la britanniqu­e rivière Ouse en 1941, renvoyait pour nous aux sirènes de Lili Boulanger et de Debussy. Un extrait du journal de la jeune poétesse montréalai­se Marie Uguay, emportée par le cancer à 26 ans en 1981, hurlant son besoin d’amour face à la mort, faisait écho à la brillante trajectoir­e d’étoile filante de Lili Boulanger.

Et j’ai espéré que bientôt, à l’heure de commander une oeuvre originale pour un concert dédié aux femmes, (peut-être Ana Sokolovic n’était-elle pas libre cette fois-ci pour une création), un orchestre ne fera plus appel à un homme, fut-il de calibre supérieur, tant de nombreuses compositri­ces seront prêtes à répondre : « Moi aussi ! »

Certains domaines semblent destinés d’office à la chaire du dieu omnipotent. Créer la grande musique, diriger un orchestre demeurent très majoritair­ement des chasses gardées de compositeu­rs et de maestros, à haute charge symbolique. Investir ces sphères relève du cri de libération féminin.

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