Le Devoir

Des juristes québécois veulent poursuivre le Canada

- ALEXANDRE SHIELDS

Dans la foulée des multiples actions en justice intentées dans différents pays pour forcer les gouverneme­nts à mettre en place des mesures ambitieuse­s de lutte contre les changement­s climatique­s, des juristes québécois espèrent lancer ici une procédure similaire, a appris Le Devoir. Leur démarche, jugée plausible par des experts du droit environnem­ental, pourrait cibler directemen­t le plan climatique canadien, jugé insuffisan­t pour respecter les objectifs de l’Accord de Paris.

« Nous sommes au début du processus », souligne d’entrée de jeu le juriste Richard Langelier, membre du « petit collectif » mis sur pied pour élaborer le plan d’action d’une démarche qui risque de s’avérer complexe. « Il y a beaucoup de travail à faire, mais nous croyons être en mesure d’arriver avec un plan de match d’ici le mois de décembre. C’est notre objectif », ajoute-t-il.

Pour le moment, il est possible que l’argumentai­re juridique s’appuie sur les dispositio­ns de la Charte canadienne des droits et libertés, dont l’article 7 édicte que « chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne». «Il nous semble assez évident, selon toute la littératur­e scientifiq­ue disponible, et particuliè­rement les rapports du Groupe d’experts intergouve­rnemental sur l’évolution du climat [le GIEC], qu’il y a atteinte à la sécurité de la personne, dans la mesure où les changement­s climatique­s entraînero­nt des conséquenc­es majeures », fait valoir M. Langelier.

Il estime donc qu’une requête pour exiger un plan de lutte contre les changement­s climatique­s plus ambitieux, ou encore le respect d’objectifs gouverneme­ntaux en phase avec l’Accord de Paris, que le Canada a ratifié, pourrait très bien être débattue devant les tribunaux.

« Il nous apparaît que c’est un débat qui peut découler de la compétence des tribunaux. Il existe d’ailleurs des exemples qui indiquent très clairement que ce débat peut être amené devant les tribunaux », souligne celui qui fait aussi partie du collectif d’experts qui ont conseillé les municipali­tés qui contestaie­nt le Règlement sur le prélèvemen­t des eaux et leur protection, dans le cadre des forages pétroliers et gaziers.

Le juriste cite le cas très récent des Pays-Bas, où un tribunal d’appel a

Les demandeurs pourraient plaider que leur droit à la sécurité est bafoué en regard des risques que font peser les changement­s climatique­s

rendu le 9 octobre dernier un jugement qui oblige le gouverneme­nt à respecter un objectif ambitieux de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES).

La cour a ainsi confirmé un premier jugement favorable à la démarche entamée par l’organisati­on écologiste Urgenda au nom de près de 900 citoyens néerlandai­s, et qui oblige l’État à mettre en oeuvre un plan de réduction de 25 % des émissions de GES par rapport à 1990 d’ici 2020. Le tribunal a donc rejeté la contestati­on du gouverneme­nt.

Par voie de communiqué, le tribunal a aussi fait valoir que «des mesures plus ambitieuse­s sont nécessaire­s à court terme pour réduire les émissions polluantes et protéger la vie des citoyens des Pays-Bas », et ce, en raison des « grands dangers qui risquent de se produire » dans un contexte de bouleverse­ments du climat.

Test canadien

Professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa, David Robitaille estime que le recours aux dispositio­ns de la Charte canadienne des droits et libertés serait possible, mais que la démonstrat­ion sera complexe. « En parvenant à démontrer empiriquem­ent, c’est-à-dire preuve scientifiq­ue à l’appui, que les changement­s climatique­s ont déjà un impact suffisamme­nt grave sur les Canadiens, un tel processus est envisageab­le. Tout réside dans la preuve qui sera déposée devant le tribunal », explique-t-il.

Selon lui, «le meilleur levier juridique en ce moment, compte tenu du droit et des faits», serait cependant l’article 35 de la Constituti­on canadienne, qui protège les droits ancestraux et issus de traités des Premières Nations. « Si on parvient à démontrer que les changement­s climatique­s ont un effet concret négatif sur les ressources qui font l’objet de ces droits, il y a selon moi une cause solide, mais certaineme­nt pas gagnée d’avance », fait valoir Me Robitaille.

Avocate-conseil pour le Centre québécois du droit de l’environnem­ent, Karine Péloffy juge elle aussi qu’une action en justice à caractère climatique pourrait mettre en avant la nécessité de respecter les droits constituti­onnels des Autochtone­s.

Me Péloffy estime par ailleurs qu’une telle démarche judiciaire environnem­entale est pour ainsi dire inévitable au Canada. «C’est une question de mois », selon Me Péloffy, qui rappelle qu’Ottawa a accepté les conclusion­s scientifiq­ues « incontesta­bles » du plus récent rapport du GIEC. Greenpeace Canada dit d’ailleurs étudier « sérieuseme­nt » une telle option.

Karine Péloffy rappelle que ce type d’action en justice se multiplie dans le monde. « On constate de plus en plus que les gouverneme­nts n’en font pas assez. Dans ce contexte, la solution risque de passer par les tribunaux. »

Aux États-Unis, un groupe de 21 jeunes mène depuis trois ans des démarches dans le but de démontrer que leurs droits constituti­onnels ne sont pas respectés par le gouverneme­nt, en raison de son inaction climatique.

En Europe, une dizaine de familles issues de huit pays ont déposé une plainte en mai devant la Cour de justice européenne, se disant victimes des impacts des bouleverse­ments du climat. Et si dans certains cas les poursuites lancées n’ont pas débouché sur une victoire des plaignants, elles ont permis d’attirer l’attention sur le manque d’ambition climatique de certains gouverneme­nts, notamment l’an dernier en Nouvelle-Zélande, où la cause avait été pilotée par une jeune femme de 26 ans.

Des contestati­ons juridiques ont été déposées dans quelques pays déjà, avec des succès variables

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