Le Devoir

Nous ne voulons pas de l’argent saoudien

- Noomane Raboudi Professeur­e adjointe Université d’Ottawa

Lettre à Justin Trudeau

Après l’assassinat de Jamal Khashoggi, il ne faut pas rétablir les rapports diplomatiq­ues avec la famille régnante en Arabie saoudite. En tant que citoyen canadien, je vous le demande. En tant que spécialist­e du Moyen-Orient, je vous le conseille.

Nous n’avons pas besoin d’eux, et nous vivrons sans doute mieux sans leur argent. De toute façon, ils nous méprisent. Ils vous méprisent. Leur réaction aux demandes de votre gouverneme­nt l’été dernier le démontre. Ils sous-estiment le poids du Canada, son statut et sa notoriété internatio­nale. Alors, pourquoi reconstrui­re un rapport diplomatiq­ue avec un partenaire qui est persuadé que nous sommes une nation insignifia­nte sur la scène internatio­nale ?

Le moment est venu de dire aux dirigeants de l’Arabie saoudite : assez, c’est assez. Le régime saoudien a dépassé toutes les limites de la décence politique et morale. La passivité politique et les calculs économique­s de la plupart des gouverneme­nts occidentau­x ont encouragé le régime criminel et corrompu des Saoud à tout se permettre.

L’immense manne pétrolière qui normalemen­t appartient à la population des territoire­s sacrés des musulmans, au lieu d’être utilisée pour développer la société saoudienne, est gaspillée pour enrichir les princes de la famille régnante, pour propager l’intégrisme wahhabite qui a tué et continue de tuer des dizaines de milliers d’innocents dans le monde, et finalement pour acheter la conscience des journalist­es et des universita­ires ou les éliminer dans leurs propres consulats s’ils refusent de se soumettre.

Ils pensent tout pouvoir acheter par leur argent. Il est connu dans les milieux intellectu­els arabes que les diplomates saoudiens essaient d’engager des journalist­es et des universita­ires mercenaire­s partout dans le monde pour qu’ils écrivent des textes « d’analyse » sur les dirigeants de leur pays afin de les présenter comme des « réformateu­rs ». Avec l’arrivée de Mohammed ben Salmane, un nouveau phénomène est apparu. Il s’agit de milliers de mercenaire­s électroniq­ues qui attaquent automatiqu­ement toutes critiques du régime saoudien sur les médias sociaux. C’est une grave adaptation de la dictature saoudienne aux nouvelles technologi­es de communicat­ion de masse. La dictature pétrorelig­ieuse est aujourd’hui devenue aussi virtuelle. De cette façon, l’Arabie saoudite n’est plus une menace à la liberté d’expression dans le monde arabe seulement, elle est devenue une menace à la démocratie à l’échelle planétaire.

Monsieur le Premier Ministre, le moment est venu pour que les dirigeants des démocratie­s occidental­es envoient un message clair à la dictature saoudienne pour qu’elle sache que le temps de l’impunité est révolu. Les Allemands et d’autres nations démocratiq­ues l’ont fait. Qu’attendez-vous?

Le moment est venu de cesser de sacrifier les valeurs humaines au profit de pétrodolla­rs imbibés du sang des innocents. Jamal Khashoggi n’est pas la première victime de la barbarie de cette famille. Il n’en sera sans doute pas la dernière non plus si le monde libre continue de la soutenir, de l’armer et de la protéger. Il y a des milliers de Khashoggi dans les prisons saoudienne­s et dans les exils occidentau­x.

Il n’y a guère de doute que c’est le prince héritier lui-même qui est derrière ce crime odieux. La grande majorité des intellectu­els arabes du Canada seraient sans doute d’accord, comme moi, avec cette conclusion. Nous connaisson­s très bien ces dictatures. Nous savons très bien de quoi elles sont capables. La barbarie du meurtre et la sophistica­tion particuliè­rement sadique de l’éliminatio­n de Khashoggi démontrent que Mohammed ben Salmane voulait faire de ce journalist­e un exemple, afin de terroriser ses autres opposants tout en satisfaisa­nt son désir rancunier et obsessionn­el de vengeance.

Comment pourriez-vous, Monsieur le Premier Ministre, continuer d’entretenir un rapport d’alliance avec un homme qui a emprisonné sa propre mère, un homme qui a pris en otage le premier ministre d’une autre nation, un homme qui a tué plus de 50 000 personnes et qui en affame 13 millions d’autres au Yémen, un homme qui est prêt à sacrifier le droit des Palestinie­ns à la vie uniquement pour garantir le soutien occidental à son pouvoir, sans nécessaire­ment apporter la paix au Moyen-Orient? Comment pourriez-vous lui serrer la main? Où sont les valeurs canadienne­s dans tout cela ? En tant que citoyen canadien, je ne ressentira­is aucune fierté si mon pays d’adoption maintenait des liens avec un tel homme et un tel régime.

Quant au reste de l’intelligen­tsia occidental­e qui continue à se demander pourquoi les population­s du Moyen-Orient détestent les Occidentau­x, le cas Khashoggi lui offre un autre élément de réponse. L’alliance complaisan­te avec des régimes comme celui de l’Arabie saoudite sème le doute au sein des population­s arabes.

Et pour ceux qui se demanderon­t quelles sont les solutions de rechange en matière de gestion des rapports avec le Moyen-Orient, la réponse est toute simple : il faut appuyer les forces démocratiq­ues. L’expérience tunisienne est une petite lueur d’espoir. Assurons-nous de lui apporter l’appui dont elle a besoin pour survivre. L’avenir du Moyen-Orient est en Tunisie, pas en Arabie saoudite.

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