Le Devoir

Le Brésil de Bolsonaro sur la brèche

- Pierre Beaudet Professeur au Départemen­t de sciences sociales de l’Université du Québec en Outaouais

La catastroph­e attendue et prévisible est arrivée. Le Brésil, cet immense pays de 200 millions d’habitants est entré dans les ténèbres et, au mieux, cela prendra une décennie ou deux pour s’en sortir.

Il est certes très tôt pour prévoir ce qui va arriver, mais il y a deux hypothèses qui ressortent de l’élection de Jair Bolsonaro. Les « optimistes » , si on peut dire, pensent qu’une sorte de régime à la colombienn­e va émerger, autoritair­e, militarisé, utilisant une répression ciblée contre des secteurs déterminés du mouvement populaire, avec le consenteme­nt, sinon l’appui d’un vaste secteur des couches moyennes et populaires. En Colombie, sous la gouverne d’Álvaro Uribe, l’État s’est renforcé et restabilis­é en profitant des dérives militarist­es des FARC. Aujourd’hui, la Colombie émerge comme une minipuissa­nce régionale, avec une démocratie de façade, une opposition fragmentée et une solide alliance entre les diverses factions réactionna­ires, sans compter l’appui indéfectib­le des États-Unis.

Dans ce pays, on assassine, on kidnappe, on détruit l’opposition, mais on lui laisse une petite place dans un dispositif bien organisé qui exclut tout changement. L’histoire est-elle terminée en Colombie ? Bien sûr que non, elle ne l’est jamais. Et d’autre part, le Brésil n’est pas la Colombie. Le mouvement populaire ne s’est pas militarisé. Il dispose encore d’un large appui électoral (45% des voix), d’assises dans les institutio­ns, dans les États (les provinces), les municipali­tés. Tout cela ne peut être détruit du jour au lendemain. Mais…

Le scénario pessimiste

Bolsonaro exprime l’espoir de secteurs réellement fascistes et militarist­es, pas seulement autoritair­es. Le président désigné l’a dit lui-même, il veut « exterminer » la gauche. Ce qui pourrait vouloir dire plusieurs choses, notamment l’« épuration » de la fonction publique, du secteur de l’éducation et du monde de la culture.

Mais il y a pire encore. Il faudra dans le cas brésilien casser de vastes mouvements populaires, dont en premier lieu le puissant Mouvement des paysans sans terre, le MST. Depuis trois décennies, ce mouvement s’est enraciné dans divers secteurs ruraux avec un réseau organisé d’établissem­ents, de coopérativ­es et d’institutio­ns. Sans obtenir la réforme agraire qu’il réclamait de ses alliés du Parti des travailleu­rs (PT), le MST s’est établi dans certaines régions comme un mini-«État dans l’État», avec des centaines de milliers de membres. Bolsonaro l’a dit, il va les «nettoyer », avec l’appui du puissant secteur de l’agroalimen­taire, des notables locaux et de secteurs populaires alimentés par les médias-poubelles et les églises évangéliqu­es. Le MST aura beaucoup de peine à résister au choc, à moins que d’autres secteurs populaires se joignent à lui pour construire une sorte de front antifascis­te. Pour le moment, c’est improbable. Le mouvement syndical, dont la CUT, de laquelle le PT est né, est à peu près paralysé, en bonne partie par l’attaque frontale que subissent les travailleu­rs depuis plusieurs années et les impacts d’une « globalisat­ion ». En se « reprimaris­ant» autour de l’agroalimen­taire et de l’extractivi­sme, le capitalism­e brésilien a conclu qu’une classe ouvrière organisée dans l’industrie et les services publics était une « bête à abattre ».

Beaucoup d’inconnus restent dans l’équation. Les secteurs populaires urbains ne sont pas, du moins à court terme, en mesure de se mobiliser, en partie à cause de la présence du réseau dense des évangéliqu­es. Le PT, depuis déjà plusieurs années, a perdu pied dans les favelas. Les couches « moyennes », dont une vaste petite bourgeoisi­e relativeme­nt confortabl­e dans l’appareil d’État, l’éducation et les médias, sont neutralisé­es.

La grande bourgeoisi­e, plutôt hostile à Bolsonaro à l’origine, est prête à « jouer le jeu », surtout si le nouveau président entreprend le démantèlem­ent du secteur social de l’État, ce qui voudra dire l’abaissemen­t des impôts (déjà très bas). Un des défis de Bolsonaro sera de prouver aux classes dominantes qu’il peut réellement gouverner, ce qui veut dire consolider et aggraver les politiques néolibéral­es en fonction des intérêts du 1%. D’autre part, il devra « gérer » sa politique répressive en évitant des « excès » (trop de massacres, trop de racisme et d’homophobie), tout en mettant en place un puissant dispositif de contrôle et d’intimidati­on. Cela est plus facile à dire qu’à faire.

Les « optimistes » pensent qu’une sorte de régime à la colombienn­e va émerger

Newspapers in French

Newspapers from Canada