Le conventum de la génération Luc De Larochellière
Entre l’Amère America et le Suicide américain, trente années nous font des grimaces. Entrevue anniversaire avant le spectacle anniversaire.
« C’est beau, hein ? » Pierre Lachance, le gérant de Luc De Larochellière, me tend fièrement la réédition du vinyle d’Amère America, version rematricée à tirage limité, avec code pour téléchargement. Il me remet également un exemplaire de la tout aussi neuve réédition en CD, qui contient quatre titres en suppléments: le démo de Chinatown Blues, deux versions de travail (la chanson-titre et Le silence), et une inédite : Un cadavre pour déjeuner. Beaux cadeaux pour célébrer les 30 ans du premier album de Luc.
Je brandis en contrepartie ma cassette 4-pistes promotionnelle reçue en 1989 alors que je faisais mes classes à Continuum, journal étudiant de l’UdeM. Franche rigolade autour de la table basse du petit salon adjacent à la salle de rédaction du Devoir. Rencontre des formats, télescopage d’époque. Luc et Marc Pérusse, le grand complice, guitariste, arrangeur et réalisateur d’Amère America et des albums suivants, s’emparent de l’objet, ouvrent le boîtier, déplient le mini-livret aux caractères lilliputiens, l’examinent comme un artefact précolombien. « Pour les deux premiers albums, rappelle Luc, c’est la cassette qui se vendait le plus. Ça, ça sonnait bien. Mais le print original du vinyle…» Marc Pérusse complète la phrase : « … était pas bon. » Comment ça, pas bon ? «Ils avaient cassé la matrice à Toronto…» À Luc la suite: «… et sans nous le dire, ils l’avaient printé à partir d’un vinyle d’essai ou quelque chose de même… Quand j’ai reçu le disque, je me suis mis à brailler. Je capotais. »
Encore heureux que les gens se soient procuré majoritairement la cassette. «C’était entre deux époques. Pas tout à fait le règne du CD, pas encore la fin du vinyle », sourit Luc, regard attendri posé sur la resplendissante nouvelle pochette grand format. Se revoit-il dans le sous-sol parental à Laval, en train d’enregistrer les démos de la soixantaine de chansons dont émergeront les neuf de l’album ? Ou dans la salle de lavage chez Marc Pérusse, à l’étape de ce qu’on appelle aujourd’hui la préproduction? «Après Granby [lauréat 1986 chez les auteurscompositeurs-interprètes, faut-il rappeler], j’étais encouragé, ça sortait de moi quasiment sans arrêt, les chansons… Et puis j’ai rencontré Marc, et Rehjan Rancourt [alors patron des disques Trafic] a aimé les démos de la salle de lavage, et c’était parti. »
L’album d’une génération
Mais attention! Pas «parti en fou», souligne-t-il. « La première année d’exploitation d’Amère America, on en a vendu 4000… Plusieurs chansons avaient été en single, Chinatown, Amère America, Encore menteur ! Et quand on est arrivés à La route est longue, en un mois, ça a passé de 4000 à 50 000 exemplaires. Ça s’est mis à vendre après le gala de l’ADISQ , mais j’avais eu beaucoup de soutien jusque-là, les diffuseurs suivaient, la plupart des radios, beaucoup de présence à la télé, avec les vidéoclips qui roulaient à MusiquePlus : on peut se demander si aujourd’hui, ce genre de thème que je développais, les riches au Nord et les pauvres au Sud, le bullying, je ne sais pas si ce serait possible… Si c’est générationnel, cet album, c’est peut-être parce qu’il a été entendu par toute une génération… »
Luc De Larochellière, après le grand silence du trauma post-référendaire, élevait sa fort belle voix grave à point nommé : le grand public était prêt pour ce jeune gars qui parlait de sa génération « née du bon bord », de ce monde où il s’incluait, ces gens « qui s’en vont voter en rang/et j’en fais tout autant ». C’était à nouveau possible. «Et surtout, c’était possible en chanson pop. De tout temps, la chanson a dénoncé les injustices, mais ça ne se retrouvait pas nécessairement en tête du palmarès. Et d’ailleurs, maintenant, c’est pour ainsi dire impossible… J’ai une chanson sur mon plus récent album qui s’intitule Suicide américain: c’est la même thématique poussée plus loin. Qui, à part ceux qui viennent me voir dans les spectacles, l’ont entendue? Tout est là. » Silence dans le petit salon.
« Ça va être vraiment extraordinaire à vivre, le spectacle », reprend Marc. « Il va y avoir les musiciens de l’époque, mon frère François, et Sylvain Clavette, Richard Perrotte, les choristes, tout le monde. Et on fait l’album au complet ! » En séquence, face A puis face B ? « On a essayé de mélanger ça un peu, précise Luc : dans ce temps-là, tu mettais tous les hits au début… » Ah ! Petit dépit de ma part. Les Springsteen, les Stones, Brian Wilson le font bien: on a tant écouté cet album dans l’ordre ! « Tu me fais réfléchir, là. On pourrait… »
Luc se penche sur les paroles imprimées sur le carton déplié de la cassette : « Avec mes lunettes, je ne suis pas capable de lire les paroles… J’y arrivais, dans le temps!» Mesure du grand écart de l’anniversaire : moi, j’y parviens, grâce au triple foyer de la technologie du XXIe siècle. « On est rendus là ! »
Amère America (réédition)
Luc De Larochellière, Disques de la cordonnerie
Amère America — 30e anniversaire
Présenté au Lion d’Or jeudi à 20h dans le cadre de Coup de coeur francophone