Le Devoir

Des policiers bafouent les règles du BEI

- JEANNE CORRIVEAU

Plusieurs corps de police auraient entravé le travail du Bureau des enquêtes indépendan­tes (BEI), ont constaté des organismes de défense des droits de la personne. En vertu de la loi d’accès à l’informatio­n, ceux-ci ont mis la main sur dix lettres qu’a fait parvenir la directrice du BEI, Me Madeleine Giauque, aux directeurs de plusieurs services de police.

Cinq des dix lettres sont adressées au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). À la suite d’un événement survenu en octobre 2016 au cours duquel un homme a été blessé par une balle tirée par un policier, Me Giauque signale dans une lettre à l’ex-directeur Philippe Pichet que certains policiers impliqués n’ont pas été isolés lorsqu’ils ont rédigé leurs rapports, ce qui contrevien­t au règlement sur le déroulemen­t des enquêtes du BEI.

Le 6 septembre dernier, dans un autre dossier, Me Giauque souligne d’autres lacunes, dont la protection de la scène de l’événement. « Je vous avoue être préoccupée par cette situation, qui semble démontrer une méconnaiss­ance complète des obligation­s prévues par la Loi sur la police à ce sujet », écrit-elle. Et concernant l’enquête indépendan­te, qui n’est déclenchée que le lendemain de l’événement, elle ajoute ceci : « Au SPVM, il arrive fréquemmen­t que plusieurs heures s’écoulent avant que nous soyons effectivem­ent informés de la situation. »

Dans une missive expédiée au directeur par intérim de la Sûreté du Québec (SQ), Yves Morency, Me Giauque reproche aux policiers d’avoir discuté entre eux avant la rédaction de leur compte rendu. À Pierre Brochet, directeur du Service de police de Laval, Me Giauque dénonce le fait qu’un policier ait refusé de répondre aux questions de l’enquêteur du BEI.

Réforme au SPVM

Tous ces accrocs au règlement remettent en question la validité de certaines enquêtes du BEI, estime Alexandre Popovic, porte-parole de la Coalition contre la répression et les abus policiers (CRAP) : « Ça fait deux ans que le BEI a été mis en place et il y a encore, semble-t-il, des policiers qui ont de la misère à accepter l’existence de ce nouveau mécanisme d’enquête. Nous demandons que les policiers respectent les règlements, même ceux qui ne font pas leur bonheur. »

Dans certains cas, jusqu’à 16 mois se sont écoulés entre le moment où la faute a été commise et celui où la directrice du BEI en a avisé le directeur de police.

Une des lettres obtenues par les organismes concerne l’enquête du BEI sur Nicholas Gibbs, abattu en juillet dernier par un policier montréalai­s. Elle avait été rendue publique la semaine dernière.

Dans cette missive, Me Giauque reprochait aux policiers du SPVM impliqués dans l’événement d’avoir rencontré les témoins avant l’arrivée du BEI. Pourtant, la loi accorde la préséance au BEI dans de tels cas.

Joint par Le Devoir, le SPVM avait assuré avoir changé ses pratiques dès la réception de la lettre de Me Giauque.

« Ce n’était pas fait de mauvaise foi. Le but était de s’assurer de ne pas perdre les témoins, le temps que le BEI arrive. Mais on a cessé cette pratique », avait indiqué André Durocher, porteparol­e du SPVM la semaine dernière. Le SPVM n’a pas voulu faire de commentair­es lundi au sujet des autres cas soulevés par Me Giauque.

« Le SPVM nous a informés qu’il avait mis fin à la pratique rapportée par le BEI. Cela nous satisfait », a pour sa part précisé le cabinet de la mairesse Valérie Plante. «Le chef intérimair­e Martin Prud’homme a entrepris une réforme des services au sein du SPVM et nous attendons ses recommanda­tions. »

L’indépendan­ce du BEI

La Ligue des droits et libertés, le Réseau d’aide aux personnes seules et itinérante­s de Montréal (RAPSIM), le Conseil central du Montréal métropolit­ain (CCMM-CSN) et la CRAP jugent que ces événements remettent en cause l’impartiali­té et l’indépendan­ce du BEI.

« Le BEI dépend du corps de police impliqué à la fois pour commencer son enquête et pour préserver la scène de l’incident avant le déploiemen­t de sa propre équipe d’enquête. Dans ces circonstan­ces, l’indépendan­ce de l’en- quête est difficile à respecter », signale Dominique Daigneault, présidente du CCMM-CSN.

Ces organismes demandent au Directeur des poursuites criminelle­s et pénales (DPCP) de sanctionne­r les policiers concernés pour entrave. Ils réclament aussi de la ministre de la Sécurité publique une modificati­on au règlement encadrant le BEI afin que de « véritables sanctions » puissent être appliquées aux policiers fautifs.

Le BEI soutient remplir sa tâche «avec intégrité, rigueur et impartiali­té ». Par voie de communiqué, il a rappelé avoir mené 105 enquêtes indépendan­tes depuis sa création en juin 2016 et avoir respecté à la lettre l’encadremen­t légal et réglementa­ire existant.

La ministre de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault, s’était rangée du côté du BEI dans la foulée de la publicatio­n d’une des lettres la semaine dernière. « Me Giauque a fait son travail. Elle a demandé à la police de respecter les pratiques en place. […] Je fais confiance à 100 % à la qualité du travail de Me Giauque », avait-elle déclaré à la presse. La vice-première ministre n’a pas changé de position depuis, a indiqué un membre de sa garde rapprochée au Devoir lundi.

Il n’a pas été possible d’obtenir les commentair­es du Service de police de Laval, de la SQ ou du Corps de police régional Kativik, également visés par des lettres de Me Giauque.

Coordonnat­rice de la Ligue des droits et libertés, Eve-Marie Lacasse croit que le temps est venu de réviser le modèle du BEI de manière à corriger les lacunes relevées et à restaurer la confiance du public.

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RYAN REMIORZ LA PRESSE CANADIENNE Madeleine Giauque, directrice du Bureau des enquêtes indépendan­tes

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