Le Devoir

La misère des « meilleures pratiques » en gestion

- Pierre Henrichon Traducteur et membre du conseil d’administra­tion d’Écosociété

Qu’est-ce que cela signifiait, en matière de pression sur leur personnel, lorsqu’au tournant de notre siècle, des p.-d.g. de très grandes entreprise­s tels que David Kearns de Xerox entonnaien­t l’antienne : « Notre mission est l’améliorati­on continue de la qualité » ?

La Cour supérieure du Québec, le Pôle de santé publique du Tribunal de grande instance de Paris et le Tribunal de grande instance de Lyon ont fourni quelques éléments de réponse ces derniers temps.

Le tribunal québécois allait dans le sens d’un arbitre de grief, en avril 2017, en estimant à son tour qu’un employeur a causé un préjudice moral à ses salariés en procédant à une réorganisa­tion du travail inspirée de la méthode Lean (aussi connue sous le nom de méthode Toyota). L’arbitre avait condamné l’employeur à verser une compensati­on symbolique de 500 $ à chacun des 32 employés lésés.

Dans le même esprit, cet été, un tribunal parisien renvoyait pour sa part devant le tribunal correction­nel pour « harcèlemen­t moral» de l’ensemble de ses employés des dirigeants de l’entreprise France Télécom, dont l’ancien p.-d.g. Didier Lombard, relativeme­nt à une série de suicides survenus dans l’entreprise dans les années 1990.

À Lyon en 2012, un jugement reprochait à la Caisse d’épargne Rhône-Alpes Sud d’avoir fait reposer l’organisati­on du travail sur le benchmark, c’est-à-dire la mise en concurrenc­e permanente des salariés entre eux, ce qui compromett­ait «gravement» leur santé. La décision et les sanctions étaient confirmées deux ans plus tard par la Cour d’appel de Lyon.

Ces sentences mettent en cause un certain vocabulair­e d’entreprise. Les termes « benchmarki­ng », « performanc­e », « indicateur­s de qualité et de productivi­té », « améliorati­on des processus», «meilleures pratiques » résonnent comme une condamnati­on de la pensée gestionnai­re elle-même. Comme l’écrit Alain Deneault dans Le Monde diplomatiq­ue de ce mois de novembre: «Les salariés sont invités à atteindre des cibles irréaliste­s, à développer des méthodes de vente dégradante­s, à se donner des formations d’appoint, à rivaliser les uns contre les autres pour se caser dans de nouveaux organigram­mes, à s’ adapter à de nouvelles compétence­s au risque sinon d’ être laissés sur le carreau .» La pression est énorme, indue. Les décisions de justice en attestent, faisant état de « détresse », « stress intense », « angoisse », « démission », « pleurs », « isolement », « concurrenc­e », à quoi s’ajoutent des témoignage­s circonstan­ciés faisant état d’atteintes à l’éthique profession­nelle, de détériorat­ion de la qualité des prestation­s, d’absence de marge de manoeuvre. En somme, la quête de la performanc­e fait naître de nouvelles pratiques bureaucrat­iques toujours plus lourdes et insatiable­ment chronophag­es.

Une course sans fin

Or, que font les experts du management devant de tels constats? Ils récidivent et militent pour étendre encore davantage cette épuisante course sans fin vers la qualité révélée par les « meilleures pratiques ». Pour s’en convaincre, il suffit de lire «Pour que l’argent suive le patient. Rapport du Groupe d’experts pour un financemen­t axé sur les patients » déposé au ministre de la Santé en février 2014. On y présente l’identifica­tion et l’adhésion aux meilleures pratiques comme étant la garantie de l’améliorati­on des soins aux patients. Cette pensée managérial­e carbure aux chiffres, faisant passer la complexité dans le hachoir d’une quantifica­tion tentaculai­re : heures d’attente, nombre de patients diagnostiq­ués par unité de temps, nombre de prestation­s de soins à domicile par jour, car « [o]n ne peut améliorer que les choses que l’on peut mesurer». On mesure, on compare, on cible, même si cela se fait au détriment de la spécificit­é qualitativ­e des missions, comme on peut le lire dans une sentence arbitrale citée plus haut : « Une représenta­nte de Proaction lui a vanté le système (PSP) qui avait aidé une entreprise oeuvrant dans la volaille et le porc. Il a “disjoncté”. On est ici dans le domaine de personnes âgées qui ont besoin d’aide et d’accompagne­ment ». Le gestionnai­re expliquera la réaction de l’employé par le paradigme universel de la « résistance au changement » !

Mis devant une telle pensée, assujettis à de telles pratiques, mobilisés autour d’objectifs aveugles et contrôlés de tous côtés par les indicateur­s de rendement, les employés tombent comme des mouches sous une pluie de pesticides. À quand le procès politique de tous ces experts du management moderne ?

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