Le Devoir

Gérer ses émotions diminue l’engagement politique

La colère serait-elle nécessaire pour se lancer dans l’action citoyenne ?

- CATHERINE LALONDE

La colère serait-elle nécessaire à l’engagement politique ? Une étude récente laisse entendre que oui. Sauf que la bête humaine a une tendance naturelle à chercher le confort, et elle cherche donc à émousser les émotions perçues comme négatives, à les cadrer…

Est-ce la colère des citoyens qui a fait perdre aux républicai­ns de Trump des sièges à la Chambre des représenta­nts ? Ou une certaine agilité émotive des électeurs qui leur ont permis de prendre plus de place au Sénat ? Un peu des deux, si l’on transpose aux élections américaine­s de mi-mandat les résultats d’une récente étude.

Partant des théories en cours sur la régulation des émotions, qui suggèrent qu’en général, chacun va chercher naturellem­ent à estomper celles qui sont vues comme négatives, le Laboratoir­e de la science et de la santé affective de l’Université de Toronto a voulu en tâter les conséquenc­es.

C’est un cercle, pas seulement vicieux, mais qui peut le devenir. Une étrange boucle psycho-humaine. Suivez le raisonneme­nt : les émotions perçues dans notre société et en Occident comme négatives (la colère, la déception, le dégoût et autres sombres consoeurs de l’âme) peuvent aussi servir d’étincelles.

C’est sur 1552 partisans d’Hillary Clinton, déçus par l’élection de Donald Trump le 20 janvier 2017, que s’est penchée l’équipe dirigée par Brett Ford, du Départemen­t de psychologi­e de l’Université de Toronto, le temps de six études effectuées en deux temps.

On y voit que l’utilisatio­n du « recadrage» — cette capacité à mettre en perspectiv­e sa vision des choses, à changer de point de vue — diminue, de manière indirecte, l’engagement politique. Que ce soit dans des formes d’action plus traditionn­elles, comme la protestati­on, le don, le bénévolat, ou dans les manières plus novatrices, comme la prise de position sur les réseaux sociaux.

« De manière conceptuel­le, peut-on lire en conclusion, quand le recadrage est utilisé dans un contexte où il serait possible d’effectuer des changement­s à long terme, son utilisatio­n pour réduire les émotions négatives peut aussi réduire la motivation d’un individu à exercer un changement. »

Ici, plus les partisans de Clinton géraient aisément leurs émotions, moins ils cherchaien­t à s’engager dans des actions pouvant transforme­r leur paysage et la démocratie.

Activisme

«Il peut sembler étrange au premier coup d’oeil que des expérience­s émotives comme l’inquiétude ou la tristesse soient liées aux grandes actions politiques, mais il est essentiel de noter que le résultat de quelque discrète émotion négative que ce soit dépend de la cible de l’émotion », poursuit l’étude.

Ainsi, les individus préoccupés par les répercussi­ons de leurs actions politiques étaient moins motivés à agir que ceux qui s’inquiétaie­nt des conséquenc­es de la présidence de Trump.

Ces premiers résultats pourraient être utiles aux activistes, croient les chercheurs, le recadrage émotif pouvant court-circuiter leurs efforts de mobilisati­on. Dans certains cas, tabler sur les émotions négatives pourrait être utile.

En contrepoin­t, l’étude rappelle que les émotions négatives ne sont pas nécessaire­ment synonymes d’une action politique efficace puisqu’elles peuvent entraîner aussi des gestes violents, un manque de pertinence des actions.

« Ces résultats soulignent la nécessité de lier les recherches en psychologi­e politique avec celles en régulation des émotions, afin d’arriver à des conclusion­s nuancées qui permettron­t la création d’outils efficaces pour ceux qui veulent promouvoir une démocratie en santé. » qui passe les émotions au microscope. «On sait maintenant à quel point la biologie, la psychologi­e et la chimie sont intereliée­s », explique Brett Ford, qui a fondé il y a plus de deux ans ce labo du coeur et du cerveau.

«Quand je mesure le rythme cardiaque d’un des sujets que j’étudie, c’est de la biologie ; et on sait que le psychologi­que influence le biologique. Il faut désormais chercher à comprendre l’ensemble, à voir ces systèmes comme un tout. C’est là que plusieurs recherches en psychologi­e se dirigent : vers la compréhens­ion de l’organisme humain comme un tout, de l’humain comme être biologique autant que social, existant au sein d’une culture plus large. Ça implique de considérer aussi des aspects venus de l’anthropolo­gie et de la sociologie. Dans cette tendance, la psychologi­e se retrouve en belle position pour naviguer dans le concret comme dans l’abstrait. »

Le public est avide des résultats de ce type de recherche, mentionne Mme Ford. «Les gens sont fascinés par leurs propres émotions. Cette idée, par exemple, qu’accepter ses émotions négatives puisse être une stratégie efficace à long terme pour optimiser son bien-être a beaucoup circulé. »

Comment vous sentez-vous ?

Un des défis quotidiens de la chercheuse est de chercher comment, factuellem­ent, mesurer des émotions.

« De la même manière, il est ardu de mesurer des croyances, une attitude, un degré de satisfacti­on dans une relation. Et c’est tous ces feelings qu’il nous faut quantifier en trouvant des manières, quelle qu’elles soient, de mesurer l’intangible. Ces expérience­s, par nature complexes, intègrent du subjectif mais aussi des aspects physiologi­ques. »

On sait tous, poursuit Brett Ford, qu’en colère, un coeur va battre plus rapidement, une respiratio­n va s’accélérer, que l’anxiété provoque la poussée d’adrénaline.

« C’est simple de prendre le pouls. Mais le résultat demeure une seule pulsation, pas une émotion. Il nous faut donc trouver des façons de trianguler diverses expérience­s: on peut mesurer le sourire comme élément du bonheur — sans oublier qu’on sourit pour toutes sortes de raisons différente­s, et aussi quand on est moins heureux. Souvent, les éléments colligés entrent en contradict­ion, ce qui est en soi intéressan­t. À la fin de la journée, on s’appuie beaucoup sur les réponses que nous font les patients, sur ce qu’ils nous disent quand on leur demande comment ils se sentent. Ça nous a bien servis jusqu’à maintenant. »

En 2016, plus les partisans de Clinton géraient aisément leurs émotions, moins ils cherchaien­t à s’engager dans des actions pouvant transforme­r leur paysage et la démocratie

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SUZANNE CORDEIRO AGENCE FRANCE-PRESSE Selon les chercheurs, les émotions négatives ne sont pas nécessaire­ment synonymes d’une action politique efficace.

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