Benoît Vermeulen à l’heure des bilans
Le metteur en scène sort de sa zone de confort avec un classique de Marcel Dubé
Nous rencontrons Benoît Vermeulen à l’Atomic Café, rue Ontario Est, à Montréal, d’abord un endroit où il a ses habitudes, mais aussi un établissement dont la décoration rétro offre un cadre idéal à notre conversation. Incontournable de la création pour adolescents depuis trois décennies, codirecteur artistique du Théâtre le Clou, l’homme signe ces jours-ci sa première mise en scène au Théâtre du Nouveau Monde. Pour ce faire, le créateur a jeté son dévolu sur un texte franchement «pour adultes», mais surtout sur une pièce issue du répertoire québécois: Bilan de Marcel Dubé. C’est ce qui s’appelle sortir de sa zone de confort.
«C’est Lorraine Pintal qui m’a fait lire cette pièce que je ne connaissais pas du tout, explique Vermeulen. Je n’ai pas su tout de suite quoi en faire, j’ai même eu un peu le vertige, je dois l’avouer, mais j’ai trouvé que ce choc entre deux visions du monde méritait d’être remonté, adressé à notre époque, 50 ans plus tard, et que ça avait du sens de le faire au TNM, que c’était sa place. »
Précisons que Bilan a d’abord été créée pour la télévision, en 1960, sous la direction de Paul Blouin, puis produite par le TNM en 1968, un spectacle mis en scène par Albert Millaire au théâtre Port-Royal de la Place des Arts. La même année, la pièce connaissait une nouvelle mouture télévisuelle, dans une série intitulée Le monde de Marcel Dubé. En 2002, l’oeuvre était de retour à Radio-Canada, dans une adaptation de Gilles Desjardins et une mise en scène de Lorraine Pintal.
Une partition éprouvée
Vermeulen avoue qu’il a eu peur que certains aspects de l’oeuvre ne passent pas la rampe. «Je craignais que la langue soit trop datée, précise-t-il. Je redoutais également que la structure dramatique soit trop télévisuelle. C’est pourquoi j’ai dirigé un laboratoire en amont, une mise à l’épreuve, au Centre des auteurs dramatiques, avec tous les comédiens et la conseillère dramaturgique MarieClaude Verdier. Ça m’a beaucoup rassuré. »
Tout de même, le metteur en scène n’a pas hésité à effectuer les aménagements qu’il jugeait nécessaires: «En puisant des répliques dans les différentes versions, nous en sommes venus à une langue plausible. Je dirais que nous avons misé sur les forces et estompé les sources d’agacement. Ça nous a permis d’étoffer certaines scènes, certains personnages.» Refusant de donner des précisions, le créateur évoque aussi une intégration dans le spectacle d’archives audiovisuelles.
Pour sa relecture des Beaux dimanches, une pièce de Marcel Dubé qui appartient à la même mouvance que Bilan, un spectacle qui sera présenté à La Chapelle en décembre, Christian Lapointe a lui aussi procédé à des changements, mais plus radicaux semble-t-il. Défendu par 11 finissants de l’École nationale de théâtre réunis sous la bannière du collectif Quatorze18, le texte a été transposé dans la «langue des jeunes », parsemé de sacres et
Je ne suis pas en train de dire que c’est une oeuvre d’une actualité criante. Ce que je dis, c’est qu’elle fait partie de nous, qu’on le veuille ou non. On vient tous de là, ça nous appartient, » même si on ne l’a pas vécu. BENOÎT VERMEULEN
même bonifié d’une séance de postsynchronisation sur des scènes du film réalisé en 1974 à partir de la pièce. Voilà qui ne risque pas d’être banal.
Vers un Québec moderne
L’action se déroule en 1960, deux mois après l’élection de Jean Lesage comme premier ministre du Québec, c’est-à-dire à l’aube de la Révolution tranquille. Durant une soirée soulignant son entrée en politique comme organisateur de l’Union nationale, William Larose (Guy Jodoin), homme d’affaires prospère, réalise que sa vie personnelle est un échec, que ses relations avec sa femme Margot (Sylvie Léonard) et ses enfants Guil- laume (Mickaël Gouin), Suzie (Rachel Graton) et Étienne (Jonathan Morier) tombent en miettes et qu’il appartient à un passé sur le point d’être révolu.
Psychologiquement, amoureusement, affective ment, tous les membres du clan foncent à toute allure vers un mur .« Envers les dix personnages, même les plus cruels, j’ai choisi d’avoir un peu de bienveillance, explique le metteur en scène. Dans le travail, je me suis rendu compte qu’ils étaient bien plus complexes que je le croyais initialement. À mon sens, ils sont tous victimes d’un système, tous étouffés par lui.»
Éclairer le présent
Avec cette pièce qui expose les balbutiements du Québec moderne tout en appartenant elle-même aux premiers jalons de notre dramaturgie moderne, le metteur en scène semble déterminé à éclairer le présent: «Il y a un dialogue qui s’établit nécessairement entre cette époque et la nôtre. Cette opposition entre la gauche et la droite, entre les idées progressistes et le capitalisme sauvage, entre la bourgeoisie et le peuple, sans oublier le copinage entre le milieu des affaires et la politique, tout cela est encore bien présent dans la société québécoise actuelle. Nous sommes comme eux dans une période d’incertitude, de remise en question du pouvoir et des valeurs, un choc des idéaux et des générations. Disons qu’il y a suffisamment de parallèles à faire entre leur vie et la nôtre pour que je n’aie pas besoin de souligner quoi que ce soit.»
Sans se donner la mission d’extirper le théâtre de Marcel Dubé du purgatoire auquel plusieurs le confinent, Benoit Vermeulen ressent un plaisir contagieux à fouiller cette dramaturgie plus ou moins oubliée: «Je ne suis pas en train de dire que c’est une oeuvre d’une actualité criante. Ce que je dis, c’est qu’elle fait partie de nous, qu’on le veuille ou non. On vient tous de là, ça nous appartient, même si on ne l’a pas vécu. C’est dans notre inconscient collectif, dans notre ADN. C’est pourquoi je pense qu’il est essentiel d’interroger cette pièce, de la conjuguer au présent, de se positionner par rapport à elle. On ne peut certainement pas la laisser sur les rayons des bibliothèques à prendre la poussière. »