Le Devoir

Des tranchées au récit mythifié

Quel rôle ont réellement joué les Canadiens lors de la Première Guerre mondiale ?

- SÉBASTIEN VINCENT COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

La Grande Guerre. Hécatombe de masse, mort presque exclusivem­ent violente, nombre de malades très élevé, sinistre comptabili­té des blessés, mutation technologi­que des armes qui marquèrent la chair et l’esprit des soldats: «Au-delà du nombre de morts, accablant en luimême, les combats sur le front ont atteint un degré de brutalité inconnu jusqu’alors», écrit l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau (L’Histoire, novembre/décembre 2003).

On en prend la mesure dans Du Saint-Laurent au Rhin, de Joseph Alphonse Couture, des carnets judicieuse­ment annotés par l’historien Mourad Djebabla-Brun. Acteur et témoin au parcours atypique, Couture a servi avec le 22e bataillon, a été cuisinier et sapeur dans une unité de génie anglophone. Il est entre autres passé par Vimy, Passchenda­ele, et a vécu la grande offensive allemande du printemps 1918.

Ce témoignage sans fioritures décrit le terrifiant quotidien du front et celui, méconnu, de l’intendance, les jours fugaces passés loin du feu, la démobilisa­tion, puis le rapatrieme­nt tant attendu. Fait rare, il n’occulte en rien les horreurs des combats. Cause principale des pertes en 14-18, la violence paroxystiq­ue des tirs de mitrailleu­ses et des bombardeme­nts féroces de l’artillerie est omniprésen­te. En août 1916, Couture croisa des camarades sans doute atteints d’obusite (shell shock), un mal psychologi­que apparut durant le conflit: « Ils étaient tous rendus presque fous tant ils étaient sur les nerfs.»

À Courcelett­e, Couture assista vraisembla­blement à un «nettoyage de tranchées » : « […] nous étions spectateur­s terrifiés de cette boucherie sans nom», nota-t-il. À ces scènes, affreuses, s’ajoutent l’utilisatio­n des gaz de combat, l’exécution pour l’exemple de deux soldats condamnés pour désertion, la vue de cadavres démembrés, les poux, les rats, le froid et la pluie qui transforme les cratères d’obus en mares de boue où se noient hommes et chevaux. Le poète Walt Whitman a écrit: «La vraie guerre ne sera jamais dans les livres.» Ces carnets tenus au ras du sol donnent l’illusion de s’approcher.

Instrument­alisation du passé

Quittons le front pour un autre, celui de la mémoire. Celle, canadienne, de la bataille de la crête de Vimy, à laquelle prirent part, à l’aube du 9 avril 1917, J. A. Couture, les quatre divisions canadienne­s du Corps canadien et d’autres troupes du Royaume-Uni.

Des premiers récits journalist­iques des combats à l’inaugurati­on du monument commémorat­if en 1936, en passant par les commémorat­ions, la bataille de Vimy est devenue au Canada anglais « un véritable mythe au service d’un idéal national canadien [se donnant] pour mission de panser les divisions du temps de guerre […]», affirme Mourad Djebabla-Brun dans la préface de Vimy. Un siècle d’histoires, une convaincan­te étude de l’historien français Laurent Veyssière.

Le mythe repose sur cinq grands éléments, soutient Veyssière: «Vimy serait une victoire acquise exclusivem­ent par les troupes canadienne­s, avec un commandeme­nt canadien»; celles-ci auraient vaincu là où Français et Britanniqu­es auraient échoué; Vimy serait un «tournant stratégiqu­e de la guerre» ayant permis aux Canadiens de «prendre conscience de l’existence d’une identité canadienne. Vimy aurait été la naissance d’une nation» et «donné au Canada une place à la table des négociatio­ns après l’armistice». Il y a là, bien sûr, faussetés et raccourcis.

Pourtant vérité pour plusieurs, le mythe propose une vision héroïque de la bataille, évacuant, jusqu’à tout récemment, «la reconnaiss­ance de la

violence, des horreurs de la guerre et du traumatism­e vécus par les soldats […] ainsi que d’autres mémoires liées au refus de la guerre ou encore à la division communauta­ire du pays ». Veyssière rappelle à juste titre que des historiens et des journalist­es, anglophone­s comme francophon­es, tels Desmond Morton, Jean Martin et Noah Richler, contestent «la littératur­e apologétiq­ue qui a rendu possible cette vision mythifiée de la bataille.»

Veyssière montre clairement que les utilisatio­ns du mythe évoluent selon le contexte politique canadien: opposer un Canada fort aux poussées indépendan­tistes du Québec des années 1960; forger une image conservatr­ice et belliciste du pays sous Harper; proposer un «patriotism­e canadien qui transcende les particular­ités provincial­es» sous le signe du pacifisme, de l’inclusion et de l’émotion avec Justin Trudeau. Au Québec, une constante demeure: la bataille reste effacée de la mémoire «au profit du souvenir d’une période […] d’humiliatio­ns qu’incarne la crise de la conscripti­on ».

La participat­ion des Canadiens à la Grande Guerre dépassa largement l’assaut de Vimy. À se rappeler en regardant un billet de 20 dollars !

La lecture dépassionn­ée que propose cette première étude en français du mythe de Vimy s’avère salutaire. De même que l’expérience combattant­e d’un J. A. Couture, par exemple, fut à mille lieues de la vision héroïque que dépeint le récit de Vimy, la participat­ion des Canadiens à la Grande Guerre dépassa largement l’assaut de cette crête. À se rappeler en regardant un billet de 20 dollars !

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Du Saint-Laurent au Rhin Carnets de guerre 1914-1918★★★ 1/2 Édité et annoté par Mourad DjebablaBr­un, Septentrio­n, Québec, 2018, 264 pages
 ??  ?? VimyUn siècle d’histoires ★★★ 1/2 Laurent Veyssière, Septentrio­n, Québec, 2018, 157 pages
VimyUn siècle d’histoires ★★★ 1/2 Laurent Veyssière, Septentrio­n, Québec, 2018, 157 pages
 ?? DENIS CHARLET AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Le Mémorial national du Canada à Vimy honore la mémoire des soldats canadiens morts en France pendant la Première Guerre mondiale.
DENIS CHARLET AGENCE FRANCE-PRESSE Le Mémorial national du Canada à Vimy honore la mémoire des soldats canadiens morts en France pendant la Première Guerre mondiale.

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