Des tranchées au récit mythifié
Quel rôle ont réellement joué les Canadiens lors de la Première Guerre mondiale ?
La Grande Guerre. Hécatombe de masse, mort presque exclusivement violente, nombre de malades très élevé, sinistre comptabilité des blessés, mutation technologique des armes qui marquèrent la chair et l’esprit des soldats: «Au-delà du nombre de morts, accablant en luimême, les combats sur le front ont atteint un degré de brutalité inconnu jusqu’alors», écrit l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau (L’Histoire, novembre/décembre 2003).
On en prend la mesure dans Du Saint-Laurent au Rhin, de Joseph Alphonse Couture, des carnets judicieusement annotés par l’historien Mourad Djebabla-Brun. Acteur et témoin au parcours atypique, Couture a servi avec le 22e bataillon, a été cuisinier et sapeur dans une unité de génie anglophone. Il est entre autres passé par Vimy, Passchendaele, et a vécu la grande offensive allemande du printemps 1918.
Ce témoignage sans fioritures décrit le terrifiant quotidien du front et celui, méconnu, de l’intendance, les jours fugaces passés loin du feu, la démobilisation, puis le rapatriement tant attendu. Fait rare, il n’occulte en rien les horreurs des combats. Cause principale des pertes en 14-18, la violence paroxystique des tirs de mitrailleuses et des bombardements féroces de l’artillerie est omniprésente. En août 1916, Couture croisa des camarades sans doute atteints d’obusite (shell shock), un mal psychologique apparut durant le conflit: « Ils étaient tous rendus presque fous tant ils étaient sur les nerfs.»
À Courcelette, Couture assista vraisemblablement à un «nettoyage de tranchées » : « […] nous étions spectateurs terrifiés de cette boucherie sans nom», nota-t-il. À ces scènes, affreuses, s’ajoutent l’utilisation des gaz de combat, l’exécution pour l’exemple de deux soldats condamnés pour désertion, la vue de cadavres démembrés, les poux, les rats, le froid et la pluie qui transforme les cratères d’obus en mares de boue où se noient hommes et chevaux. Le poète Walt Whitman a écrit: «La vraie guerre ne sera jamais dans les livres.» Ces carnets tenus au ras du sol donnent l’illusion de s’approcher.
Instrumentalisation du passé
Quittons le front pour un autre, celui de la mémoire. Celle, canadienne, de la bataille de la crête de Vimy, à laquelle prirent part, à l’aube du 9 avril 1917, J. A. Couture, les quatre divisions canadiennes du Corps canadien et d’autres troupes du Royaume-Uni.
Des premiers récits journalistiques des combats à l’inauguration du monument commémoratif en 1936, en passant par les commémorations, la bataille de Vimy est devenue au Canada anglais « un véritable mythe au service d’un idéal national canadien [se donnant] pour mission de panser les divisions du temps de guerre […]», affirme Mourad Djebabla-Brun dans la préface de Vimy. Un siècle d’histoires, une convaincante étude de l’historien français Laurent Veyssière.
Le mythe repose sur cinq grands éléments, soutient Veyssière: «Vimy serait une victoire acquise exclusivement par les troupes canadiennes, avec un commandement canadien»; celles-ci auraient vaincu là où Français et Britanniques auraient échoué; Vimy serait un «tournant stratégique de la guerre» ayant permis aux Canadiens de «prendre conscience de l’existence d’une identité canadienne. Vimy aurait été la naissance d’une nation» et «donné au Canada une place à la table des négociations après l’armistice». Il y a là, bien sûr, faussetés et raccourcis.
Pourtant vérité pour plusieurs, le mythe propose une vision héroïque de la bataille, évacuant, jusqu’à tout récemment, «la reconnaissance de la
violence, des horreurs de la guerre et du traumatisme vécus par les soldats […] ainsi que d’autres mémoires liées au refus de la guerre ou encore à la division communautaire du pays ». Veyssière rappelle à juste titre que des historiens et des journalistes, anglophones comme francophones, tels Desmond Morton, Jean Martin et Noah Richler, contestent «la littérature apologétique qui a rendu possible cette vision mythifiée de la bataille.»
Veyssière montre clairement que les utilisations du mythe évoluent selon le contexte politique canadien: opposer un Canada fort aux poussées indépendantistes du Québec des années 1960; forger une image conservatrice et belliciste du pays sous Harper; proposer un «patriotisme canadien qui transcende les particularités provinciales» sous le signe du pacifisme, de l’inclusion et de l’émotion avec Justin Trudeau. Au Québec, une constante demeure: la bataille reste effacée de la mémoire «au profit du souvenir d’une période […] d’humiliations qu’incarne la crise de la conscription ».
La participation des Canadiens à la Grande Guerre dépassa largement l’assaut de Vimy. À se rappeler en regardant un billet de 20 dollars !
La lecture dépassionnée que propose cette première étude en français du mythe de Vimy s’avère salutaire. De même que l’expérience combattante d’un J. A. Couture, par exemple, fut à mille lieues de la vision héroïque que dépeint le récit de Vimy, la participation des Canadiens à la Grande Guerre dépassa largement l’assaut de cette crête. À se rappeler en regardant un billet de 20 dollars !