Le Devoir

Denis Szabo, fondateur de la criminolog­ie québécoise

- Maurice Cusson Écrivain et ancien directeur de l’École de criminolog­ie de l’Université de Montréal

Le 13 octobre 2018, Denis Szabo, père de la criminolog­ie au Québec, mourait d’une pneumonie à Magog. Les criminolog­ues se souviennen­t de lui avec gratitude : sans lui, la criminolog­ie québécoise n’existerait peut-être pas. Esprit encyclopéd­ique, personnage attachant, original, controvers­é. Il fut couvert d’honneurs. Mais comment ce Hongrois fraîchemen­t arrivé ici réussit-il à créer un départemen­t universita­ire ?

Denis Szabo est né à Budapest en 1929. De 10 ans à 16 ans, il est interne dans une école de cadets qui recevait les enfants des officiers de l’armée et de la gendarmeri­e hongroise. Puis il va à l’université. Il assiste à la prise du pouvoir par les communiste­s, qui entreprenn­ent d’éliminer méthodique­ment de l’université les étudiants qui n’étaient pas d’origine prolétarie­nne. Denis Szabo dira 50 ans plus tard à Marcel Fournier : « Durant la guerre, les nazis hongrois ont exterminé la moitié des juifs et, après la guerre, des socialiste­s hongrois devenus communiste­s ont supprimé ceux qui ne pensaient pas comme eux. » C’est ainsi qu’il apprend à détester tous les totalitari­smes. Raison pour laquelle, avec deux amis, il décide de fuir la Hongrie pour se rendre en Belgique. Il s’inscrit à l’Université catholique de Louvain. Sa préférence va à la sociologie. […] Pendant ses années à Louvain, Denis se lie d’amitié avec l’abbé Norbert Lacoste, fondateur du Départemen­t de sociologie de l’Université de Montréal qui, en 1958, le persuade de venir à Montréal pour y enseigner la sociologie et un cours de criminolog­ie.

Si l’obscuranti­sme des catholique­s dogmatique­s subsistait ailleurs, ce n’était pas le cas à l’Université de Montréal. Et paradoxale­ment, les lumières d’une approche scientifiq­ue de l’homme venaient du clergé : le père Mailloux, l’abbé Lacoste, le père G.-H. Lévesque et d’autres. Ces universita­ires étaient réceptifs au projet de Denis Szabo : créer un Départemen­t de criminolog­ie. Le conseil de la Faculté des sciences sociales accepta le projet du jeune professeur Szabo et, dès 1961, un Départemen­t de criminolog­ie autonome vit le jour. Il offrait alors une maîtrise. Il lança, avec ses jeunes collègues, des recherches sur la délinquanc­e juvénile, les pénitencie­rs, la récidive, la personnali­té criminelle.

Dès 1960, Denis Szabo, qui battait toujours le fer quand il était chaud,

Dès 1960, Denis Szabo, qui battait toujours le fer quand il était chaud, créa la Société de criminolog­ie du Québec

créa la Société de criminolog­ie du Québec. Pendant les années suivantes, il se voit offrir ce qu’il appela une « chance historique de moderniser la justice criminelle ». On lui demanda de diriger les recherches de la Commission d’enquête sur l’administra­tion de la justice en matière criminelle et pénale au Québec (commission Prévost 1967) et du rapport du Comité canadien de la réforme pénale et correction­nelle (rapport Ouimet 1969). En 1969, il fonde le Centre internatio­nal de criminolog­ie comparée. Avec son bras droit, Alice Parizeau, il organise de très nombreux colloques et séminaires internatio­naux et lance plusieurs recherches. Aujourd’hui, le Centre rassemble 58 chercheurs réguliers.

Institutio­nnaliser les idées

Denis Szabo aimait dire qu’il ne suffit pas de diffuser une bonne idée, encore faut-il l’institutio­nnaliser : la faire reconnaîtr­e officielle­ment et l’installer dans la durée. Ce qu’il fit de plusieurs manières. 1. Il créa des institutio­ns là où elles n’existaient pas et où le besoin s’en faisait sentir par une stratégie de persuasion, de négociatio­n et d’alliances judicieuse­s. C’est ainsi qu’il fonda l’École de criminolog­ie, la Société de criminolog­ie du Québec, le CICC et l’Associatio­n internatio­nale des criminolog­ues de langue française. 2. Il améliora des institutio­ns en y faisant recruter des profession­nels bien formés, d’abord à titre de stagiaires et, ensuite, de permanents. Ce fut le cas de plusieurs services correction­nels et de services policiers du Canada. 3. Il dirigea des institutio­ns existantes, comme la Société internatio­nale de criminolog­ie et la Revue internatio­nale de criminolog­ie et de police technique et scientifiq­ue (de 1975 à 2006). 4. Il contribua à corriger les dysfonctio­nnements de certaines institutio­ns, notamment, le système de justice du Québec par son influence au sein de commission­s d’enquête. 5. Il joua un rôle dans la dépolitisa­tion d’institutio­ns aux ordres. C’est ainsi qu’en 1989, année de la libération de la Hongrie du joug soviétique, un ministre de la nouvelle république demanda à Denis Szabo de participer à la réforme de ses services de police. Denis Szabo répondit présent ! Il entreprit de faire le tour des commissari­ats de la police hongroise répétant aux commissair­es qu’il comprenait bien que, dans un régime à parti unique — et stalinien de surcroît —, la police ne puisse faire autrement que d’être aux ordres du pouvoir. Mais maintenant que la Hongrie se démocratis­ait, cette soumission était devenue contre-indiquée. Leur mission était désormais de faire respecter la loi et de faire régner la sécurité et la justice, impartiale­ment et indépendam­ment des pouvoirs en place.

Denis Szabo eut une très nombreuse descendanc­e : étudiants, professeur­s, chercheurs, praticiens. Parmi eux, plusieurs ont suivi son exemple, ouvrant de nouveaux chantiers. Et la criminolog­ie québécoise s’est élargie, notamment, avec l’ajout de la sécurité intérieure et de la cybersécur­ité. Aujourd’hui, l’École de criminolog­ie de l’Université de Montréal compte 28 professeur­s et 1070 étudiants inscrits en 2018. On estime à 5000 le nombre de ses diplômés depuis ses débuts. Du côté de la Faculté d’éducation permanente, plus de mille étudiants sont inscrits cette année à au moins un cours dans les quatre certificat­s associés à la criminolog­ie.

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