Le Devoir

Histoire de gros sous

L’entente conclue avec Amazon enflamme le milieu du livre

- ANNABELLE CAILLOU CATHERINE LALONDE

Je fais un appel au gouverneme­nt de François Legault . S’il veut vraiment raviver l’éducation au Québec et aider dans la foulée toute la chaîne du livre, il a une excellente occasion d’y contribuer par le Prix » des collégiens BRUNO LEMIEUX

Amazon, commandita­ire du Prix littéraire des collégiens du Québec ? La nouvelle, dévoilée le 9 novembre, a presque éclipsé les titres des livres finalistes de la 16e édition de ce prix chouchou, tant elle a provoqué de réactions — et surtout de grincement­s de dents — dans le milieu du livre. Mais cette nouvelle commandite, dont le montant n’a pas été dévoilé, assure la pérennité du prix, dont la survie aurait autrement été menacée, selon l’organisati­on.

«C’est un sacré problème», soutient le professeur Simon Roy, qui a fait participer ses collégiens de Lionel-Groulx au prix depuis sa fondation jusqu’à l’an dernier. « Si mon cégep boycotte le prix, mes étudiants seront perdants. Mais arrive Amazon, ce géant américain qui fragilise le milieu du livre au Québec et ses libraires indépendan­ts qui se décarcasse­nt jour après jour pour mettre nos livres en vitrine, comme Amazon ne le fera jamais », indique celui qui est aussi auteur de Ma vie rouge Kubrick (Boréal). « Si le prix disparaît, ce n’est pas un meilleur moove, pour personne… Je l’aime d’amour ce prix-là. »

« Déçus », « surpris », « furieux », différents acteurs du milieu ont vivement réagi à la nouvelle, critiquant le choix du comité organisate­ur, qui n’avait prévenu personne de sa décision.

«Notre immense malaise provient de la concurrenc­e dangereuse que ce géant exerce contre les librairies du Québec. Faut-il rappeler la précarité du commerce du livre et de l’édition ? Faut-il citer les méthodes inhumaines de ce géant de la vente en ligne, qui constitue un péril pour les petits commerçant­s et les milieux culturels ? » ont lancé d’une même voix les cinq finalistes — Karoline Georges, Dominique Fortier, Kevin Lambert, Jean-Christophe Réhel, Lula Carballo —, appuyés

par leurs éditeurs Alto, Héliotrope, Del Busso, Cheval d’Août, dans une lettre au Devoir. (À lire en page A 7)

Certains ont même pensé retirer leur nomination, avant de conclure que cette décision pénalisera­it surtout les collégiens et leurs propres maisons d’édition puisqu’elle annulerait la tenue du prix.

Sans appeler au boycottage, l’Associatio­n des libraires du Québec (ALQ) a pour sa part demandé dans une lettre l’annulation de l’alliance avec Amazon, ou sinon sa non-reconducti­on. «En [vous] associant à Amazon, vous encouragez les jeunes vers des habitudes de consommati­on en dehors de leur librairie de proximité […] Les géants du Web ne facilitent pas la découvrabi­lité de la production culturelle québécoise. »

Consciente de l’attrait que représente un aussi gros joueur, la directrice générale de l’ALQ, Katherine Fafard, déplore que les organisate­urs n’aient pas tenté de sauver le prix autrement. « C’est de l’argent bienvenu, et qui voudrait vraiment s’en priver ? Mais parfois, il y a des valeurs qui doivent être une priorité. Alors qu’on éduque les consommate­urs de demain, un prestigieu­x prix littéraire vient leur envoyer comme message que c’est correct d’acheter sur Amazon ».

L’Associatio­n nationale des éditeurs de livres s’est aussi dite « étonnée » de voir apparaître Amazon, une multinatio­nale dont « faire la promotion de la culture québécoise ne semble pas être la tasse de thé ».

Le directeur général de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois , Laurent Dubois, s’inquiète lui de voir cette alliance créer un précédent. « Les grands événements littéraire­s peuventils encore bénéficier d’un soutien des entreprise­s québécoise­s ? » s’interroge-t-il.

Sur sa page Facebook, la professeur­e du cégep de Sherbrooke Annissa Laplante a pris parti, elle, de « parler du prix à [ses] élèves, mais de prendre aussi le temps de leur expliquer pourquoi plusieurs acteurs du milieu littéraire dénoncent ce partenaria­t et ce que cachent les rabais offerts par les géants du Web ».

Nécessaire­s commandite­s

Né en 2003, le Prix littéraire des collégiens est un prix de débat, de littératur­e et d’éducation. Des collégiens défendent leur favori parmi cinq livres, préalablem­ent sélectionn­és par un jury présidé par Le Devoir, qui accompagne ainsi le prix depuis ses débuts. Une grande finale nationale a lieu en avril à Québec, où les étudiants se retrouvent pour une chaude nuit de débat.

Le Prix a toujours eu besoin de commandita­ires pour fonctionne­r, indique de son côté Bruno Lemieux, professeur au cégep de Sherbrooke et membre du comité organisate­ur. « Moi, j’ai été plus choqué de voir le gouverneme­nt du Québec retirer tout son financemen­t l’an dernier que de voir la propositio­n de commandite d’Amazon, confie-t-il. On a eu Banque Nationale, RBC, Québecor ces dernières années, et on savait que ça faisait grincer déjà des dents. Avec Amazon, on s’attendait à une zone de turbulence, mais pas de cette ampleur. »

Cette aide financière est substantie­lle, explique M. Lemieux, offrant pendant quelques années à l’organisati­on les moyens de se permettre de ne plus fonctionne­r « au jus de bras de bénévole ».

Amazon Canada dit vouloir encourager le prix, comme elle le fait pour d’autres initiative­s littéraire­s. « Nous sommes dévoués à faire notre part pour aider ces précieux programmes à accomplir leur plein potentiel tout en rejoignant le plus d’individus possible. »

« Amazon – c’est dans l’entente – respecte nos façons de faire», poursuit M. Lemieux. Le Prix reste indépendan­t et continue d’acheter ses livres, près de 800 exemplaire­s par année, directemen­t auprès des éditeurs. Il n’y a donc pas d’impact direct réel sur les librairies indépendan­tes. Des informatio­ns confirmées par Sylvie Bovet, coordonnat­rice du Prix. « Après 15 ans, on arrive à un moment où il faut aller de l’avant, où la structure doit dépasser la famille, car le prix est très populaire et il y a beaucoup de demandes de collèges pour participer. On se bat chaque année pour avoir de nouveaux commandita­ires, car souvent, ils ne vont rester que trois ou quatre ans. »

Attristé par la réaction du milieu, le comité organisate­ur craint que ce battage ne refroidiss­e Amazon. « Est-ce que ce sera mieux si le prix meurt ? » demande M. Lemieux.

«Quand il faut que le comité de coordinati­on d’un prix majeur qui existe depuis 15 ans se tourne vers des Amazon ou des Enbridge pour vivre, c’est désolant, renchérit le professeur Roy. Où sont les philanthro­pes, que font les ministères de la Culture et de l’Éducation ? »

« Je fais un appel au gouverneme­nt de François Legault », lance à son tour Bruno Lemieux. «S’il veut vraiment raviver l’éducation au Québec et aider dans la foulée toute la chaîne du livre, il a une excellente occasion d’y contribuer par le Prix des collégiens. »

Les grands événements littéraire­s peuvent-ils encore bénéficier d’un soutien des entreprise­s » québécoise­s ? LAURENT DUBOIS

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SCOTT SADY AGENCE FRANCE-PRESSE Un entrepôt de livres d’Amazon au Nevada

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