Le Devoir

Cent ans après

- GUY TAILLEFER

Le centenaire de l’armistice célébré en grande pompe à Paris en fin de semaine, c’est aussi, entre autres lointaines retombées de la Première Guerre mondiale, un Moyen-Orient qui se trouve aujourd’hui en plein bouleverse­ment. Des bouleverse­ments violents qui faisaient dire au politologu­e Antoine Sfeir dans L’islam contre l’islam, publié en 2013 : « C’est à une véritable guerre mondiale que nous assistons, qui oppose le sunnisme au chiisme. »

Mai 1916, les accords Sykes-Picot sont signés en secret entre Britanniqu­es et Français en pleine Grande Guerre, accords par lesquels ils se partageaie­nt d’avance l’Empire ottoman en voie d’effondreme­nt et les sphères d’influence d’une Allemagne en voie de défaite. Le dépeçage est avalisé en 1919 par les mandats de la toute nouvelle Société des Nations, ancêtre des Nations unies : en gros, la Syrie et le Liban allaient à la France, tandis que Londres prenait l’Irak.

Face à ce partage entre grandes puissances coloniales, la mémoire arabe n’a jamais vraiment décoléré, d’autant qu’il trahissait les promesses d’indépendan­ce faites aux Arabes par les Britanniqu­es et qu’il se conjuguait à la déclaratio­n de Balfour de 1917 en faveur de l’établissem­ent en Palestine d’un foyer national juif. Une colère contre le « complot occidental » que le groupe État islamique (EI) se sera évidemment fait fort d’instrument­aliser, dans les conscience­s comme sur le terrain. Annonçant le rétablisse­ment du « califat » à l’été 2014, l’EI avait donc distribué sur Internet des images de l’effacement au bulldozer du mur de sable marquant la frontière syro-irakienne. Voilà pour l’histoire longue, celle de « la genèse des États arabes créés sous l’égide des mandats britanniqu­es et français », pour citer Pierre-Jean Luizard (Le piège Daech – L’État islamique ou le retour de l’histoire). Une narration du monde dans laquelle se prolonge la courte : guerre d’Irak, guerre en Syrie, printemps arabes étouffés…

État de cette narration : désespéran­t. Certes, le groupe EI a été militairem­ent écrasé, bien que son idéologie soit encore présente. Rien n’interdit de penser que, même affaiblis, ses djihadiste­s sunnites conservent un important pouvoir de nuisance.

Mais la Syrie, l’Irak et même l’Égypte peuvent presque être aujourd’hui considérés comme des États faillis. S’est déployée en Syrie l’une des plus grandes catastroph­es de l’histoire : 500 000 morts, dix millions de déplacés. Comme au Yémen, où la guerre par procuratio­n que s’y livrent l’Iran et l’Arabie saoudite fait que plus de huit millions de personnes sont au bord de la famine. En Libye, le renverseme­nt du régime de Mouammar Kadhafi en 2011, mené avec la bénédictio­n de la communauté internatio­nale, a plongé le pays dans un chaos dont il n’arrive pas à se sortir. Dans presque chaque pays, relève la revue Foreign Affairs, les difficulté­s économique­s et politiques à l’origine des soulèvemen­ts populaires de 2011 sont plus aiguës aujourd’hui qu’elles ne l’étaient il y a sept ans.

C’est une poudrière qui fait que, géopolitiq­uement, la question palestinie­nne se trouve plus que jamais marginalis­ée — au grand bonheur de Benjamin Nétanyahou. La création d’un État palestinie­n est devenue le cadet des soucis des monarchies sunnites, à commencer par celle de l’Arabie saoudite, le projet essentiel de ces régimes étant de contenir le grand rival chiite iranien, mais aussi de bloquer toute idée de changement démocratiq­ue. Ils n’ont pas, en cela, de meilleur ami que Donald Trump. D’où le rapprochem­ent marqué entre le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (MBS) et Israël, unis par leur obsession iranienne.

En entrevue récente au Figaro, cet état compliqué et inquiétant de recomposit­ion du Moyen-Orient faisait dire à Gilles Kepel, autre sommité, sur une note moins découragée : « Au Levant, nous sommes dans un moment décisif — comparable à l’Europe en 1918 ou en 1945. » Et d’ajouter qu’il existe une « opportunit­é vitale d’interventi­on européenne et occidental­e pour la reconstruc­tion du Levant », notamment dans la perspectiv­e de la fin de la rente pétrolière dans ces pays.

C’est dire qu’existent en toute objectivit­é des pistes de sortie de crise capables de contrer le monstre des logiques militaires et de la suppressio­n des libertés. Et qu’il faut les penser, aussi impensable que cela puisse paraître pour le moment, au-delà des déterminis­mes de l’histoire.

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