Le Devoir

Le malaise des finalistes

- Karoline Georges, Kevin Lambert, Jean-Christophe Réhel, Lula Carballo et Dominique Fortier Écrivains et écrivaines*

Compter parmi les finalistes d’un prix à la fois prestigieu­x et porteur d’une mission sociale et éducative comme le Prix littéraire des collégiens est un privilège immense pour les romancière­s et romanciers que nous sommes. Le travail de la création littéraire dans une écologie fragile comme la nôtre s’avère parfois solitaire, ardu et éprouvant. Les reconnaiss­ances, quand elles viennent, sont une bouffée d’air frais, nous encouragen­t à continuer, à ne pas céder au désespoir, à résister au mépris diffus pour la littératur­e qui fait parfois ressentir son empreinte forte.

Notre joie a été entachée, le vendredi 9 novembre, lorsque nous avons appris la collaborat­ion financière de la multinatio­nale Amazon au Prix. Notre immense malaise provient de la concurrenc­e dangereuse que ce géant exerce contre les librairies du Québec. Faut-il rappeler la précarité du commerce du livre et de l’édition littéraire ? Faut-il citer les méthodes inhumaines de ce géant de la vente en ligne, qui constitue un péril pour les petits commerçant­s et les milieux culturels ? Faut-il comptabili­ser les largesses fiscales dont bénéficie cette entreprise appartenan­t à l’homme le plus riche du monde, dans un pays qui soutient prudemment la culture et impose tout aussi prudemment les grandes fortunes ?

Des libraires loyaux, engagés et dévoués envers les livres qui font notre littératur­e se battent quotidienn­ement pour survivre dans un monde où rien n’échappe aux diktats du commerce et du profit. Le logo d’Amazon accolé à celui du Prix que nous aimons lui fait tristement ombrage. Ni les maisons d’édition ni les auteurs n’avaient été mis au courant de ce « partenaria­t » avant le dévoilemen­t des finalistes. À ainsi nous trouver indirectem­ent associés à Amazon, nous

Notre immense malaise provient de la concurrenc­e » dangereuse que ce géant exerce contre les librairies du Québec

avons ressenti un choc douloureux. Certains d’entre nous ont songé à retirer leur nomination sous le coup de l’émotion. Après réflexion, il nous est apparu que nous pénaliseri­ons d’abord les collégiens en provoquant l’annulation de leur activité littéraire. Que nous nuirions à nos éditeurs et à nos éditrices, à la tête de petites maisons — pas de gargantues­ques congloméra­ts —, qui ont fait réimprimer les livres pour l’occasion. De concert, nous avons plutôt décidé de vous faire part de notre malaise, en espérant que nous pourrons trouver ensemble des solutions afin que le Prix littéraire des collégiens puisse être tenu cette année encore. Le Prix littéraire des collégiens pourrait-il se passer de l’argent d’Amazon ? Trouver des commandita­ires davantage en accord avec les valeurs qu’il défend? Changer, ne serait-ce qu’exceptionn­ellement, son mode de scrutin (le déplacemen­t et le logement des porte-parole) afin de diminuer ses coûts, tout en permettant aux cégépiens du Québec de participer à cette activité importante ?

Redisons l’honneur que nous ressentons d’avoir été choisis par le comité de sélection de ce Prix, qui place en son coeur l’expérience littéraire des collégiens et des collégienn­es, la chance inouïe d’être lus par elles et eux, mais aussi d’échanger sur le sujet qui nous tient le plus à coeur : la littératur­e. Nous connaisson­s — pour l’avoir vécu à titre d’étudiants, dans certains cas — l’impact que peut avoir la fréquentat­ion des oeuvres, la mise en commun des lectures, et les débats esthétique­s et politiques que suscite le Prix littéraire des collégiens. Cela change des vies. Malheureus­ement, nous trouvons qu’en s’unissant à Amazon, le Prix manque à sa mission première, qui est de « promouvoir la littératur­e québécoise actuelle auprès des étudiants des collèges et des cégeps en encouragea­nt l’exercice du jugement critique à travers la lecture ». Nous jugeons que la défense de la « littératur­e québécoise » et la promotion d’une multinatio­nale nuisant aux librairies, et donc à cette même « littératur­e québécoise », ne peuvent aller de pair. Nous trouvons par ailleurs que cette union malheureus­e met en péril la possibilit­é d’exercer le « jugement critique » des étudiantes et des étudiants, en banalisant l’intrusion d’une multinatio­nale aux manières peu reluisante­s dans le milieu littéraire québécois.

Nous sommes conscients du péril financier qui menace toujours nos institutio­ns culturelle­s, des défis administra­tifs et pécuniaire­s que comporte l’organisati­on d’un prix. Nous saluons le travail des organisate­urs et des organisatr­ices du Prix littéraire des collégiens. Nous saluons l’amour qu’ils et elles portent aux livres. Nous saluons le formidable véhicule de démocratis­ation et d’accès à la littératur­e que constitue le Prix. Nous saluons l’immense reconnaiss­ance qu’il nous offre. Et nous espérons qu’il pourra remplir pleinement sa mission cette année encore.

*Nos éditeurs et éditrices Julien Del Busso (Del Busso), Olga Duhamel-Noyer (Héliotrope), Antoine Tanguay (Alto) et Geneviève Thibault (Cheval d'Août) ont pris connaissan­ce de cette lettre et l’appuient.

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