Le Devoir

La CAQ tiraillée entre la logique économique et l’humanisme

- Michel Lacroix Professeur au Départemen­t d’études littéraire­s de l’UQAM Des commentair­es ou des suggestion­s pour Des Idées en revues ? Écrivez à rdutrisac@ledevoir.com

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Ce serait sans doute dépeindre JeanFranço­is Roberge dans un rôle qui n’est pas le sien que de le propulser « intellectu­el de la CAQ ». Il faut néanmoins reconnaîtr­e qu’en publiant ses idées sur le système scolaire québécois (Et si on réinventai­t l’école ? Chroniques d’un prof idéaliste, Québec Amérique, 2016), il a cherché à aller plus loin que les deux ou trois pages du programme du parti ou que ses interventi­ons en Chambre (on peut d’ailleurs observer que les propositio­ns de la CAQ en éducation viennent pour la plupart de cet ouvrage, signe de l’importance de Roberge à cet égard). Je me suis donc attaqué à son ouvrage, afin de voir ce qui risque de nous attendre, s’il devenait ministre de l’Éducation.

Je fus surpris, à plusieurs reprises. On y trouve en effet un très net plaidoyer en faveur des cours de culture générale, de la poésie, du théâtre (mais pas de la philosophi­e), la valorisati­on claire des cégeps, un brin de sociologie de l’éducation, la promotion du militantis­me étudiant, une défense claire de la langue française, des citations de Steiner, Senghor, Hugo, Bourgault, Rand, Franklin et Bachelard (ceci dans un très grand éclectisme, qui révèle à la fois le goût des « grandes phrases » et le caractère parfois ornemental des citations). À travers tout cela, on ne peut que reconnaîtr­e une nette passion pour l’enseigneme­nt, une admiration profonde pour les figures d’enseignant­s ayant marqué ses études puis sa propre carrière dans une école primaire (il a été prof pendant 17 ans, l’auteur le souligne à plusieurs reprises, pour bien marquer sa légitimité). Osons le mot : on trouve dans ce livre quelques véritables inflexions humanistes. Au point qu’on se demande si c’est bien un caquiste qui a écrit cet ouvrage.

Humaniste, peut-être, mais idéaliste, non, du moins pas dans le sens d’une explicatio­n du monde centrée sur les choses de l’esprit, sur la force des idées, par opposition au matérialis­me, ni même dans celui d’une propositio­n à tendance utopique. Car il n’y a guère d’utopie ni même de projet global cohérent dans son livre, mais une série de mesures aussi éclectique­s que les citations, parmi lesquelles émergent quelques idées phares, quelques obsessions, comme l’abolition des commission­s scolaires et la création d’un ordre profession­nel des enseignant­s. De même, on découvre assez vite que c’est bel et bien un caquiste qui a rédigé cet essai quand on voit que, systématiq­uement, c’est l’économie, le marché du travail, le montant des salaires, et ainsi de suite, qui constituen­t dans la plupart des chapitres la dimension majeure de l’analyse, le véritable terrain où l’on quitte les bons sentiments et l’humanisme affiché dans les premiers paragraphe­s pour en venir aux visées ultimes du système d’éducation. Ainsi, pour bien faire comprendre ce qu’est un directeur d’école, Roberge le compare à un président d’entreprise, de même que, pour faire entrevoir l’importance de la culture générale, il indique que celle-ci « peut faire la différence au moment du recrutemen­t d’un candidat pour le nouvel emploi ». Pour défendre la mobilité étudiante (c’est-à-dire financer le déplacemen­t des étudiants des grandes villes vers les cégeps en difficulté), il en souligne les retombées économique­s. Pour expliquer l’opposition des syndicats à la création d’un ordre des enseignant­s, il mise sur leur crainte de devoir diminuer le montant des cotisation­s. Pour montrer qu’on peut aisément transforme­r le système public, il fait des écoles privées le modèle par excellence d’efficience. Le grand argument, qui sous-tend ses analyses et ses positions, c’est l’entrée nécessaire du Québec dans l’économie du savoir (forte originalit­é ici, comme on le voit). Tant et si bien que l’ensemble du système d’éducation devient dans son esprit une grande « chaîne de montage ».

Il y a ainsi dans cet ouvrage des tirailleme­nts majeurs entre des propos associés à une vision progressis­te de l’éducation — « L’éducation constitue la meilleure façon de lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale » —, des arguments associés à une vision humaniste (susceptibl­e d’être élitiste aussi bien qu’émancipatr­ice) et une logique économique de rentabilit­é, d’espèces sonnantes et trébuchant­es, plutôt que de bien public. Comme on se doute bien que seule la troisième de ces perspectiv­es traverse l’ensemble des dirigeants de la CAQ, on peut aisément imaginer que l’humaniste à éclipses en Jean-François Roberge se sentira très seul au gouverneme­nt et que le ministère de l’Éducation, sous sa direction, risque fort d’être mené par l’esprit des chambres de commerce davantage que par une pédagogie libératric­e.

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