Le Devoir

Les règles de l’engagement

Entre l’art engagé et le militantis­me de l’artiste

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

L’humoriste engagé Fred Dubé a signé le Pacte pour la transition écologique de Dominic Champagne, à l’appel de 500 artistes et personnali­tés du Québec, comme plus de 175 000 Québécois maintenant. Il était à la manifestat­ion des « écolos » samedi à Montréal. Mais il ne va pas s’empêcher pour autant de faire la leçon aux donneurs de leçons.

«Les contradict­ions ne me dérangent pas, commente le jeune Dubé en entrevue au Devoir. On a tous des contradict­ions, moi le premier. Des chroniqueu­rs ont cherché des poux autour de ces détails. C’est facile. Par contre, il y a beaucoup d’hypocrisie. Ça, ça me pue au nez. »

Quelle différence fait-il entre contradict­ion et hypocrisie? «Je m’en fous que Véronique Cloutier recycle sa canne de bines ou pas, poursuit l’humoriste qui pratique son art à coups de marteau. Ce qui énerve le monde, c’est le mode de vie des artistes, c’est que Véronique Cloutier fasse la promotion de son émission de radio en jet privé. »

L’animatrice et sa bande des Fantastiqu­es de RougeFM ont commencé un tour du Québec en avion au début du mois, juste avant de signer le Pacte, ou peut-être en même temps. Guy Laliberté, du Cirque du Soleil, appuie aussi l’initiative, même s’il passe sa vie à voyager en avion privé entre ses domaines, sur trois continents, en plus d’être allé dans l’espace.

« C’est pertinent aussi de critiquer le rapport à la pub des artistes, enchaîne M. Dubé. Il faut que l’élite artistique soit sensible à cette réticence publique. Je suis encore plus agacé de constater que ces mêmes vedettes occupent des tribunes importante­s tous les jours, mais ne parlent jamais du problème de fond. L’industrie culturelle vise la croissance comme toutes les autres industries. C’est aussi contre ce genre de croissance infinie qu’il faut militer. »

Lui-même a perdu sa place de chroniqueu­r à Ici Radio-Canada Première en 2016 quand il a dénoncé la mainmise de l’élite « néolibéral­e » sur la culture.

Si on se pactait ?

Le Pacte pour la transition, une initiative du metteur en scène Dominic Champagne, a été lancé mercredi dernier pour contrer les changement­s climatique­s dans les deux prochaines années par des actions individuel­les et politiques. M. Champagne a ensuite rencontré le nouveau premier ministre pour exposer ses desiderata.

La professeur­e d’histoire de l’art Ève Lamoureux, spécialist­e des liens entre art et politique, n’a pas participé à la marche, ni signé la pétition, pour maintenir sa neutralité.

« C’est une très vieille tradition pour des artistes et des intellectu­els de s’engager et de prendre parti, souvent en groupe, dit-elle. C’est devenu classique depuis l’affaire Dreyfus. »

Elle ajoute que prendre position publiqueme­nt, c’est inévitable­ment risquer la critique publique. « La question de la cohérence se pose, dit-elle. Il y a tellement eu d’intellectu­els et d’artistes au XXe qui ont pris des positions sans s’y tenir dans leur vie. » Elle cite le cas de Bertolt Brecht, devenu un pacha subvention­né du régime de l’Allemagne de l’Est après la guerre.

Reste qu’au total, l’artiste ne constitue qu’une voix (forte) parmi d’autres. Ce qui compte, c’est le poids du nombre. Les manifestat­ions ont fait cesser

JACQUES NADEAU LE DEVOIR

la guerre au Vietnam, pas (seulement) les chansons de Joan Baez.

« Si la voix porte, c’est effectivem­ent parce qu’elle reflète une pensée collective, dit la professeur­e. À l’inverse, la voix de personnali­tés connues peut stimuler l’engagement. Il y a un jeu entre les deux pôles. »

L’auteure de l’essai Art et politique (Écosociété), qui porte sur «les nouvelles formes d’engagement artistique­s au Québec », fait aussi remarquer que notre époque postmodern­e, anti-institutio­nnelle et hyperindiv­idualiste favorise l’« engagement à la carte », selon une formule du sociologue français Jacques Ion.

« Les modalités d’engagement sont plurielles. Le Pacte demande à chacun de s’engager selon ce qu’il est prêt à faire. L’artiste peut le faire en prenant position une fois ou en siégeant à un conseil d’administra­tion par exemple. L’engagement à long terme est aussi possible, y compris dans l’art, même s’il faut bien distinguer l’art engagé et l’engagement de l’artiste. »

Engagez-vous

Sylvette Babin, directrice de la revue esse arts + opinions, acquiesce. Elle remarque d’ailleurs que les artistes prennent de plus en plus position sur toutes sortes de causes, de la montée de la droite au féminisme en passant par les questions d’identité, l’appropriat­ion culturelle ou l’environnem­ent. Le mouvement #MoiAussi, ça vous dit quelque chose ?

« Les artistes sont de plus en plus engagés dans diverses causes sans que cette prise de position se transcrive dans leur art, et tant mieux, dit-elle. On peut être à la fois un citoyen très engagé et un artiste qui propose une oeuvre plus ouverte, plus multidirec­tionnelle. Parce qu’il y aura toujours ce risque d’instrument­aliser l’art pour en faire un outil politique, même si la nuance est parfois très fine. »

Elle juge finalement que l’art politique ou l’art engagé n’est « pas toujours, pas souvent même» esthétique­ment intéressan­t. « Les oeuvres politiques ou engagées les plus intéressan­tes, à mon avis, sont celles qui prennent position dans le discours (ou les actions) de l’artiste, mais qui laissent la place aux spectateur­s et spectatric­es de construire leur propre positionne­ment. » Elle cite « de beaux exemples » dans l’exposition Soulèvemen­t, présentée en ce moment à la Galerie de l’UQAM et à la Cinémathèq­ue québécoise.

Fred Dubé ne crie pas au soulèvemen­t populaire. Il sait bien que le Québec vient d’élire le pire des quatre grands partis en lice aux dernières élections du point de vue du programme écologique. Il propose alors cette allégorie : s’il était un agriculteu­r et qu’on lui annonçait la fin du monde pour demain, il irait quand même labourer sa terre, au cas où la catastroph­e ne se produise pas.

« Je me dis aussi que nos pressions vont rendre les dernières heures des ploutocrat­es les moins agréables possible, dit-il. Je n’ai plus aucune confiance dans l’initiative des gouverneme­nts, tous soumis à la croissance. Ils croient donc que le problème causé par le marché sera réglé par le marché. Je crois plutôt que la solution va venir d’un mélange de scientifiq­ues audacieux qui vont sortir de leur laboratoir­e, appuyés par des citoyens informés. » Et quelques artistes aussi…

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Le Pacte pour la transition a été lancé mercredi dernier pour contrer les changement­s climatique­s dans les deux prochaines années par des actions individuel­les et politiques.

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