Le Devoir

« “DEAD DUCKS” DEPUIS 1968 », LA CHRONIQUE DE FRANCINE PELLETIER

- FRANCINE PELLETIER

Comme pour mieux effacer la bourde de Denise Bombardier à l’endroit des francophon­es hors Québec, les réactions au pied de nez du gouverneme­nt Ford à l’égard des Franco-Ontariens ne se sont pas fait attendre. Il y a un bail, en fait, qu’on n’avait pas senti une telle solidarité vis-à-vis de nos « right fiers » frères et soeurs dans la survivance. Mais ne nous emportons pas trop vite. On a beau rappeler un grand et « même combat », ce lyrisme décrit assez mal nos réalités respective­s. Il y a un demi-siècle après tout que les francophon­es d’ici et d’ailleurs vivent sur deux voies parallèles. J’en sais quelque chose, je suis moi-même Franco-Ontarienne (d’origine). J’ai vécu la francophon­ie à la petite cuillère (minoritair­e) et la francophon­ie à grand déploiemen­t (majoritair­e). Croyez-moi, ce n’est pas du tout la même chose.

Je me souviens de ma mère qui, plutôt que de payer une contravent­ion rédigée uniquement en anglais, choisissai­t parfois de faire de « la prison ». Une Jeanne d’Arc dans l’âme, direz-vous, comme d’ailleurs bon nombre des milliers de gens qui, contre toute attente, maintienne­nt le pourcentag­e de francophon­es hors Québec à peu près au même niveau depuis 20 ans : ils sont environ 4 % de la population canadienne aujourd’hui. Le vrai miracle, en fait, il est là. Car tout se passe en anglais quand on est à ce point minoritair­es comme francophon­es. Ce qui se passe en français dépend uniquement de votre volonté, de votre tête de cochon, de votre capacité à détonner avec l’entourage immédiat, ou alors de vivre replié sur vous-même.

Tant mieux s’il existe une commission scolaire francophon­e ou, ô miracle, un hôpital pour soutenir les efforts, mais, règle générale, la survie dépend bien davantage de la capacité individuel­le de chacun de vivre un dédoubleme­nt constant — le français en privé, l’anglais en public — et de trouver non seulement un certain équilibre là-dedans, mais un sentiment d’identité dans le fait de vouloir, malgré tout, continuer à parler en français dans des conditions franchemen­t déplorable­s. Parce qu’il faut bien se le dire, les services, quand ils existent, ne font pas le poids pour les minorités francophon­es. La (seule) librairie a moins de livres, la radio (si même elle existe) est moins bonne, les enseignant­s sont moins nombreux et les classes moins variées. L’Université francophon­e de l’Ontario, si jamais elle est remise sur les rails, avec son budget dérisoire de 20 millions, ne sera jamais un choix axé sur la qualité de l’éducation – pour ça, il y a York et l’Université de Toronto —, mais bien axé sur un choix identitair­e.

Les francophon­es hors Québec ne vivent pas une situation linguistiq­ue « normale ». C’est la grande différence avec la francophon­ie québécoise et, dans une certaine mesure, acadienne, qui, toutes deux, bénéficien­t d’une masse critique suffisante pour créer une ambiance, une culture, une communauté tissée serrée et des institutio­ns qui, toutes, bonifient le quotidien tout en assurant la survie. La résistance ici est collective et largement inconscien­te, alors que pour les poignées de francophon­es à travers le Canada, elle est individuel­le et rarement facile.

Et puis, il y a la politique dans tout ça. Avant même que René Lévesque ait malencontr­eusement parlé, dans une entrevue à la CBC en 1968, de « dead ducks » en référence au statut précaire des francos hors Québec, allusion qu’il a tenté d’atténuer par la suite mais trop tard, les francophon­es hors frontières avaient bien compris qu’ils seraient toujours vus de haut par la maison mère. Avant cette rupture diplomatiq­ue, donc, les états généraux du Canada français avaient marqué le coup avec l’adoption, en 1967, du « droit à l’autodéterm­ination du Canada français ».

Cette résolution a rapidement dressé un mur entre ceux suffisamme­nt nombreux et autosuffis­ants pour pouvoir échapper un jour à la domination anglaise, le Québec francophon­e, et ceux, tous les autres, qui n’auraient jamais d’autre choix que de vivre agrippés aux jupons du gouverneme­nt fédéral, seule instance capable d’offrir, grâce à sa Loi sur les langues officielle­s et, plus tard, sa Charte des droits, un minimum de protection. Avec les années, le Québec est ainsi devenu de plus en plus souveraini­ste et les minorités, elles, comment s’en surprendre, de plus en plus fédéralist­es, voire libérales. Deux voies parallèles étanches, je le répète.

Aujourd’hui, la souveraine­té n’est plus ce qu’elle était, le sentiment de supériorit­é québécois (sauf exception), non plus. Et les crises linguistiq­ues se succèdent dans les provinces environnan­tes. Serions-nous donc sur le pas d’un nouveau chapitre des relations francophon­es ? À juger de la rencontre qui s’est terminée en queue de poisson entre François Legault et Doug Ford il y a deux jours, rien n’indique un nouvel enthousias­me. Mais l’espoir, puisqu’il en faut, est toujours permis.

La résistance ici est collective alors que pour les poignées de francophon­es à travers le Canada, elle est individuel­le

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