Le Devoir

Stages étudiants : « mon temps, c’est de l’argent »

- Kanica Saphan Étudiante en sexologie à l’UQAM

« Le temps, c’est de l’argent » n’est pas seulement un adage trivial qu’on entend à Wall Street. C’est une leçon de vie que bien des gens sont en train d’apprendre à leurs dépens cette année. Vous savez de qui je parle ? Les étudiants universita­ires qui sont obligés de faire du bénévolat pour obtenir leur diplôme. Je suis en sexologie, une des ramificati­ons des sciences humaines. J’étudie les humains et je m’apprête à devenir une profession­nelle qui va aider d’autres humains à être plus heureux, ni plus ni moins.

Pour valider mon baccalauré­at, on m’impose un stage obligatoir­e de 420 heures étalé sur huit mois, ce qui veut dire qu’à Montréal, un tas de gens font deux jours par semaine de bénévolat dans des organismes communauta­ires, des écoles et des CLSC, et ceux-ci ne sont pas au début de leurs études, ne font donc pas un stage d’observatio­n où ils se tournent les pouces, mais bien un stage d’interventi­on, tout ça pendant que les stagiaires en génie font des stages à 20 $/h.

Les deux scénarios extrêmes sont les suivants : le stagiaire est dans un milieu qui le voit comme une maind’oeuvre gratuite pour faire les tâches excédentai­res qu’aucun employé ne peut assurer parce que leur charge de travail est immense, ou alors le stagiaire est dans un milieu qui utilise au maximum de sa capacité cette personne avec son bagage de connaissan­ces et d’aptitudes. Dans les deux cas, le stagiaire se fait avoir parce qu’en premier lieu, il est sous-employé pour ses qualificat­ions, et en deuxième lieu, il fait du travail de qualité, mais gratuiteme­nt. Et tout ce beau travail n’est pas assez valorisé pour être rémunéré sous prétexte qu’on n’est pas encore assez compétents. Ou alors on n’est pas rémunéré parce que, fondamenta­lement, notre société ne juge pas ces services et ces thèmes importants.

Je vous dis tout ça, mais en toute confidence, ces stagiaires, dont je fais partie, sont trop brûlés pour se battre. On vient à peine de commencer l’année scolaire, mais on est déjà au bout du rouleau. On n’a pas l’énergie, on veut tout simplement avoir notre diplôme pour s’asseoir dans un travail qui est à peine mieux payé que le seuil de la pauvreté. On ne chiale pas sur nos maigres perspectiv­es financière­s après notre remise des diplômes : on est tous entrés dans ce domaine en sachant qu’on ne commencera­it pas avec un salaire de départ de 70 000 $ comme mes amis en finance, mais on est entrés parce que, aussi quétaine que ça puisse sonner, il y a encore des gens pas blasés qui croient en notre système de services sociaux et à sa nécessité pour le bien-être de nos communauté­s.

Avantages et désavantag­es

Sauf que j’ai besoin de me faire expliquer pourquoi mes amis qui étudient en droit, en comptabili­té et en génie ont des stages payés contrairem­ent à d’autres domaines, parce que moi et plein d’autres gens, on est sur le bord du gouffre. Les gens craquent et frôlent le burn-out parce que payer un loyer et ses factures en étant un étudiant à 130 % temps plein, avec bien des fois des enfants à charge, est un exploit que peu d’entre nous sont capables de réaliser. Les désavantag­es de faire un stage non rémunéré (c’est-à-dire les impacts de la diminution radicale de notre bien-être global et de notre qualité de vie pendant 8 mois) dépassent largement les avantages de faire un stage, comme pratiquer ses compétence­s en tant qu’intervenan­t, être supervisé, tester notre intérêt envers différente­s population­s, etc. parce que ces avantages sont les mêmes qui caractéris­ent n’importe quel emploi de premier échelon.

J’ai fait assez de bénévolat dans ma vie, j’ai donné de mon temps et je continue de le faire dans une multitude de projets qui me tiennent à coeur et qui témoignent de mon engagement social. Je suis pour la participat­ion citoyenne, et la plupart de mes collègues dans les domaines d’interventi­on psychosoci­ale sont aussi impliqués que moi. Sauf que c’est seulement cette année, où l’on m’impose d’effectuer deux jours de travail gratuit par semaine, même dans un domaine qui me passionne, que je me dis « mon temps, c’est de l’argent ».

Consentir à ce que des stages finaux de certains domaines ne soient pas payés contrairem­ent à d’autres, c’est un choix sociétal, mais sachez que ça ne nous rend pas seulement malheureux, ça nous rend malades parce que la précarité financière jumelée à l’amputation d’heures ouvrables où on pourrait travailler affecte notre santé mentale. Que tous ceux qui n’ont jamais vécu cette épreuve soit conscients qu’il s’agit de l’exploitati­on de gens désespérés d’obtenir leur diplôme qui risquent gros s’ils protestent, et que ceux concernés sont les mêmes qui prennent soin des population­s les plus vulnérable­s, groupes dans lesquels vous pourriez faire partie un jour si une calamité s’abat sur vous.

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