Le Devoir

Le Parti libéral du Canada et le poids de l’histoire

- Marc André Bodet Professeur agrégé en science politique, Université Laval

À peine sortis d’une élection au Québec, nous voilà entrés dans une année électorale au fédéral. Il faudra s’y faire, car l’adoption de lois sur des élections générales à date fixe dans la plupart des gouverneme­nts du Canada finira par cimenter des cycles électoraux, ce qui aura un impact majeur sur notre vie politique. En attendant, nous devons réaliser que l’élection fédérale de 2019 sera d’un caractère unique en près de cent ans. J’expliquera­i pourquoi, mais d’abord un peu d’histoire.

Les travaux récents de Richard Johnston et R. Kenneth Carty, tous deux professeur­s à l’Université de Colombie-Britanniqu­e, ont mis en lumière les changement­s qu’a connus notre vie politique depuis la montée du nouveau Parti conservate­ur sous Stephen Harper. Pendant près de cent ans, trois piliers explicatif­s résumaient presque parfaiteme­nt la politique électorale canadienne.

Premièreme­nt, les catholique­s (Canadiens français et Irlandais, surtout) votaient massivemen­t libéral. Cela était dû à la stratégie de Wilfrid Laurier, qui proposa en son temps aux communauté­s non protestant­es un projet national en opposition au monarchism­e britanniqu­e. Cette entente presque contre nature entre les catholique­s et un parti anticléric­al permettait au PLC d’amorcer chaque campagne électorale, pour paraphrase­r Richard Johnston, avec une forte longueur d’avance.

Deuxièmeme­nt, les forces conservatr­ices avaient adopté par choix ou par dépit une logique d’insurgés. Une fois par génération, une coalition hétéroclit­e et inflammabl­e d’opposants aux libéraux (populistes agraires, nationalis­tes québécois, communauté­s rurales paupérisée­s, etc.) réussissai­t à renverser le parti naturel de gouverneme­nt. Les victoires massives de Diefenbake­r en 1958 et de Mulroney en 1984 sont les exemples les plus souvent cités. Le problème pour ces insurgés de la politique canadienne était que l’expérience finissait invariable­ment en catastroph­e.

Troisièmem­ent, le Parti libéral réussissai­t l’extraordin­aire exercice de remporter des élections à répétition malgré l’existence de partis conséquent­s à sa gauche et à sa droite. La littératur­e en science politique suggère que notre mode de scrutin devrait mener à un bipartisme modéré, mais surtout à l’éviction d’un parti centriste attaqué par ses deux flancs. Ce ne fut pas le cas au Canada. R. Kenneth Carty montre bien que la recette gagnante du PLC était simple : une décentrali­sation de l’organisati­on du parti pour permettre aux associatio­ns locales de s’adapter à leurs contextes, un refus catégoriqu­e de pactiser ou de coaliser avec des forces extérieure­s au parti, et finalement un refus catégoriqu­e de se camper idéologiqu­ement à part sur la question des droits individuel­s.

Changement­s aux partis

Tout cela s’est écroulé. Les catholique­s ne votent plus systématiq­uement pour le PLC, remplacé par d’autres communauté­s (sikhes et musulmanes, notamment) pas assez nombreuses pour servir de tremplin solide. Si on y ajoute que l’identité québécoise est beaucoup moins soluble dans le projet national du Parti libéral et que la religiosit­é n’est plus l’ombre de ce qu’elle fut autrefois, on ne peut que constater que la donne a changé.

Le Parti conservate­ur n’est plus une coalition d’insurgés, mais plutôt une véritable machine électorale riche en militants, en financemen­t populaire, avec une identité politique claire, pancanadie­nne. En fait, la défaite de 2015 est sans aucun doute la plus belle défaite du parti après un passage au gouverneme­nt depuis près de cent ans. L’héritage de Stephen Harper est encore mal compris sous plusieurs aspects, mais on doit au minimum reconnaîtr­e son apport essentiel à la création d’une vraie option de gouverneme­nt à la droite du PLC. Andrew Sheer est donc dans une position beaucoup plus favorable que plusieurs de ses prédécesse­urs.

Finalement, le Parti libéral a choisi de se réorganise­r. Il a d’abord centralisé sa vie militante en réduisant significat­ivement la marge de manoeuvre de ses associatio­ns locales. Il a aussi décloisonn­é ses activités, notamment en créant le statut de partisan, avec pour conséquenc­e la dévalorisa­tion de ses instances militantes. Finalement, le PLC est devenu un parti cohérent sur le plan idéologiqu­e. Il a ainsi marginalis­é le NPD, au risque de perdre un centre droit autrefois acquis.

En conclusion, l’élection générale de 2019 sera originale en ce sens que tout ce que nous savions sur les dynamiques électorale­s fédérales est remis en question. Si on y ajoute l’état de délabremen­t des cousins provinciau­x du PLC, la table est mise pour une année remplie de rebondisse­ments.

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