Le Devoir

L’éducation aux adultes dépossédée de millions de dollars

La CSDM finance des services spécialisé­s avec des subvention­s pour la formation des adultes et la formation profession­nelle

- JESSICA NADEAU MARCO FORTIER

Des millions de dollars destinés à l’éducation des adultes à la CSDM servent plutôt à payer les services aux élèves à besoins particulie­rs du primaire et du secondaire. Cette pratique, longtemps soupçonnée dans le milieu, suscite beaucoup de grogne en raison du manque criant de services pour les adultes qui font le choix de retourner sur les bancs d’école.

La Commission scolaire de Montréal (CSDM) ne s’en cache même pas : si elle réussit à atteindre l’équilibre budgétaire, c’est grâce à un surplus de 20 millions de dollars dégagé à même la formation des adultes et la formation profession­nelle.

«La formation profession­nelle et la formation générale des adultes sont de grands contribute­urs à l’équilibre budgétaire de la Commission scolaire », a indiqué la semaine dernière Lucie Painchaud, directrice générale adjointe de la CSDM, lors de la présentati­on du budget de l’année 2017-2018 aux médias. « Déjà, dans le montage budgétaire, on prévoit qu’ils vont générer des surplus, mais ils ont généré des surplus — comme chaque année — supplément­aires à ce que nous avions anticipé », a-t-elle précisé.

Ainsi, la commission scolaire a reçu du ministère de l’Éducation une somme de 5739 $ par élève à la formation générale des adultes (FGA), mais n’a dépensé que 4477 $.

Il appartient à la commission scolaire de choisir la répartitio­n qu’elle désire faire [des disponibil­ités budgétaire­s] MINISTÈRE DE » L’ÉDUCATION ET DE L’ENSEIGNEME­NT SUPÉRIEUR

Même chose pour la formation profession­nelle, qui dégage cette année un surplus d’un peu plus de 700 $ par élève.

Au total, c’est donc un montant de 20 millions de dollars qui a été généré par ces deux secteurs comptant quelque 11 500 élèves.

Transfert

Ces sommes ont été transférée­s aux services aux élèves en difficulté du primaire et du secondaire, qui sont déficitair­es. Pourquoi ? Tout simplement parce que, malgré les «réinvestis­sements » du gouverneme­nt en éducation, les services aux élèves handicapés ou ayant des difficulté­s d’adaptation ou d’apprentiss­age (EHDAA) — ainsi que ceux de l’accueil et de la francisati­on — sont sous-financés, explique la présidente, Catherine Harel Bourdon.

La CSDM estime le manque à gagner dans ces secteurs à 33 millions pour l’an dernier, soit 1845 $ pour chacun de ces 18 082 élèves.

« Il faut le prendre quelque part, cet argent-là», affirme Mme Harel Bourdon. Elle réclame un meilleur financemen­t du gouverneme­nt pour les élèves en difficulté du primaire et du secondaire, pour pouvoir consacrer à l’éducation des adultes et à la formation profession­nelle toutes les sommes prévues à cet effet.

Elle espère « développer la formation profession­nelle et la formation générale adulte. C’est notre objectif avec les directions de ces centres-là », explique Mme Harel Bourdon.

La CSDM n’est pas la seule à avoir recours à ces sommes pour financer d’autres secteurs. La Fédération des commission­s scolaires du Québec confirme « qu’il peut effectivem­ent arriver qu’une commission scolaire dégage une marge de manoeuvre et fasse le choix local d’attribuer les sommes disponible­s à d’autres besoins de ses élèves ».

Inquiétude­s

Dans le milieu de l’éducation aux adultes et de l’alphabétis­ation, on affirme avoir souvent entendu parler de telles pratiques, mais sans jamais avoir réussi à obtenir des preuves.

« Personne ne nous a jamais confirmé que ça se faisait, mais dans des discussion­s de corridor, des directions de centres d’éducation aux adultes nous disaient qu’elles manquaient de ressources parce que l’argent n’arrivait pas nécessaire­ment chez eux», soutient Benoît Bernier, directeur de Déclic, un organisme d’aide aux élèves en grande difficulté qui veulent retourner aux études.

« Ça m’inquiète beaucoup d’entendre ça, dit-il en apprenant du Devoir que c’est effectivem­ent le cas. C’est un manque de considérat­ion pour les élèves qui se retrouvent à l’éducation aux adultes. Ça confirme l’idée que l’éducation aux adultes, ce n’est pas très important. »

Même son de cloche du côté de l’Institut de coopératio­n pour l’éducation des adultes (ICEA), qui tente de documenter cette réalité depuis des années.

«Les commission­s scolaires reçoivent une enveloppe fermée pour l’éducation aux adultes. Si l’argent n’est pas utilisé pour financer les services aux adultes, les commission­s scolaires ont à répondre de ce qu’elles font avec », s’exclame son directeur général, Daniel Baril.

« Le secteur de l’éducation aux adultes est victime de cette situationl­à. En principe, l’argent qui lui est destiné devrait servir à l’éducation aux adultes. Et ce ne sont pas les besoins qui manquent. »

Les adultes qui retournent sur les bancs d’école — dont plusieurs éprouvent des difficulté­s d’apprentiss­age — ont bien besoin de soutien, mais les profession­nels se font rares dans les centres d’éducation aux adultes.

Selon ce qu’a révélé Le Devoir le mois dernier, il y avait 353 profession­nels « équivalent­s à temps plein » dans la formation des adultes en 2011-2012, pour tout le Québec.

En 2015-2016, il en restait 303, soit une baisse de 14 % — plus que la diminution de 6 % du nombre d’élèves durant la même période.

« Si l’argent ne se rend pas dans les écoles, c’est une frustratio­n supplément­aire parce que, d’entrée de jeu, on n’offre pas le bon niveau de services pour la grande partie des élèves qui sont à l’éducation aux adultes », réitère Benoît Bernier de Declic.

Ce dernier réclame des états généraux sur l’éducation des adultes.

Politique

Lors d’un débat électoral organisé l’automne dernier par l’Institut de coopératio­n pour l’éducation des adultes, le nouveau ministre de l’Éducation, JeanFranço­is Roberge — alors candidat de la CAQ —, s’était montré ouvert à tenir des consultati­ons sur l’éducation aux adultes, précise Daniel Baril.

Ce dernier rappelle que la politique d’éducation aux adultes date de 2002 et que le plan d’action qui y était associé est terminé depuis 2007.

« Depuis, on a des actions pointues et sectoriell­es, mais on n’a plus un portrait d’ensemble de toutes les ressources et de comment les mobiliser pour répondre aux défis d’aujourd’hui. Tous les morceaux sont éparpillés en éducation aux adultes. »

Comme plusieurs, il attend également avec impatience la stratégie nationale en alphabétis­ation annoncée pour l’automne prochain, par l’ex-ministre Sébastien Proulx, dans le cadre de la politique sur la réussite éducative. « On n’a pas eu d’écho à cet effet, mais on donne la chance au coureur : tant qu’il n’a pas dit que ça n’existerait pas, on va présumer que ça va exister. »

La Fédération des commission­s scolaires n’a pas eu de réponse elle non plus sur la stratégie, rappelant que « la formation profession­nelle et la formation aux adultes sont souvent les grandes oubliées lorsque le gouverneme­nt parle des enjeux et priorités du réseau scolaire ».

Réaction du ministère

Les commission­s scolaires sont libres de choisir la façon dont elles dépensent les fonds destinés à la FGA, a précisé Bryan St-Louis, porte-parle du ministère de l'Éducation et de l'Enseigneme­nt supérieur. «Si le champ d’activité relié à la FGA génère des disponibil­ités budgétaire­s, il appartient à la commission scolaire de choisir la répartitio­n qu’elle désire en faire», a-t-il indiqué au Devoir.

«Les règles budgétaire­s des commission­s scolaires prescriven­t le mode d’allocation des ressources aux commission­s scolaires, et non l’organisati­on des services. La répartitio­n des ressources fait partie des fonctions et pouvoirs de la commission scolaire reliés aux ressources financière­s.»

Les commission­s scolaires reçoivent une enveloppe fermée pour l’éducation aux adultes. Si l’argent n’est pas utilisé pour financer les services aux adultes, les commission­s scolaires ont à répondre de ce » qu’elles font avec. DANIEL BARIL

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