L’improvisation des renvois vers Haïti est montrée du doigt
Les décisions des autorités frontalières sont prises au jour le jour depuis le 18 novembre
Des voix s’élèvent pour dénoncer la situation « inhumaine » que vivent ces jours-ci les Haïtiens en instance de renvoi qui se font aviser à quelques heures d’avis que leur expulsion est reportée. Selon ce qu’a appris Le Devoir, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) n’a procédé à aucun renvoi vers Haïti depuis le 18 novembre dernier, préférant gérer la chose au jour le jour, ce qui fait vivre un grand stress aux personnes en voie d’expulsion.
«C’est une abomination de faire vivre ça aux familles », a déclaré Marjorie Villefranche, directrice de la Maison d’Haïti, qui demande une suspension claire et à long terme des expulsions. « Ça n’a pas de bon sens, s’est pour sa part indigné l’avocat en droit de l’immigration Stéphane Handfield. On ne peut pas laisser les gens sur le qui-vive pour ensuite leur annuler ça à la dernière minute. On leur dit de tout vendre, de laisser la maison et le travail, car ils doivent partir, mais on finit par les appeler la veille pour leur dire qu’on va reporter leur départ sans donner de date. »
Selon nos informations, depuis le 18 novembre dernier, la décision de ne pas expulser une personne vers Haïti est effectivement prise au cas par cas par un représentant de l’ASFC qui détient un pouvoir discrétionnaire. Par exemple, un renvoi peut être reporté pour des raisons médicales ou si la situation n’est pas sécuritaire dans le pays de destination, selon l’analyse des agents à l’aéroport.
Soulagement temporaire
Aux multiples questions du Devoir sur les motifs de l’annulation de ces renvois, l’ASFC s’est contentée d’un courriel laconique ne fournissant aucun détail. Entre les lignes, on comprend que la décision est prise au jour le jour, localement, par le bureau de Montréal, indépendamment du politique. « Aucun sursis administratif aux renvois [n’est] en place pour Haïti », a indiqué un porte-parole.
Avec sa femme et ses quatre enfants en bas âge, Jean Gester devait prendre le vol de 6 h ce matin, mercredi, avant d’être informé la veille, à douze heures d’avis, qu’on reportait leur renvoi vers Haïti. « On est soulagés, c’est sûr », at-il lancé.
D’une voix tremblotante et agitée, M. Gester se disait pourtant en panique à l’idée de retourner en Haïti, étant donné les tensions actuelles et la mainmise des gangs criminalisées. D’autant plus qu’il n’y a pas mis les pieds depuis près de dix ans. « On n’a pas de maison, on n’a rien là-bas. On a fui pour les États-Unis en 2009 parce qu’on était persécutés. Mes enfants sont nés aux États-Unis et on est ensuite venus ici parce que [le président] Trump menaçait de lever le TPS [statut de protection temporaire] et que le Canada nous ouvrait la porte. »
Les personnes qui devaient être expulsées seront convoquées ultérieurement pour se faire attribuer une date de renvoi. « Ils nous ont laissés dans le néant », a raconté Alain (nom fictif ). Ce Québécois s’est marié dimanche avec sa belle Lydia, une Haïtienne qui devait être expulsée mercredi matin, mais il a reçu un appel mardi en fin de journée l’informant qu’il y avait report du renvoi. « Je veux me réjouir de cette bonne nouvelle, mais la bataille n’est pas gagnée. »
Demande de moratoire
Il déplore que le gouvernement ait toujours l’intention d’expulser des Haïtiens vers leur pays d’origine alors que le site d’Affaires mondiales Canada recommande, dans une mise à jour datant du 27 novembre, d’éviter « tout voyage non essentiel en Haïti en raison des troubles civils ». « Une vie canadienne, ça vaut quelque chose, mais une vie haïtienne ne vaut rien ? » s’indigne-t-il.
Ils sont plusieurs à demander un moratoire sur les renvois en Haïti d’ici à ce que la situation soit analysée par le gouvernement canadien. Prochainement mise en ligne, une pétition de la Concertation haïtienne pour les migrants (CHPM) aurait déjà récolté un bon nombre de signatures et une manifestation s’organiserait dimanche « Nous ne demandons pas un arrêt temporaire, mais la suspension immédiate des renvois et le rétablissement du moratoire », a rappelé Ruth Pierre-Paul, directrice du Bureau de la communauté haïtienne de Montréal, l’un des organismes membres de la CHPM.
Co-porte-parole de la CHPM, Marjorie Villefranche souhaite rencontrer prochainement les responsables du gouvernement « pour trouver une solution ». « Au lieu du cas par cas, on aimerait que ce soit une suspension claire pour se donner le temps d’étudier la situation. »
Au cours des dix derniers jours, des manifestations demandant la démission du président Jovenel Moïse, soupçonné de corruption dans une affaire d’achat de pétrole vénézuélien, ont versé dans la violence. Selon l’opposition, onze personnes auraient trouvé la mort et un appel à la grève généralisée a paralysé le pays pendant plusieurs jours.
Conjointement avec le Bloc québécois, Me Handfield avait déploré vendredi le rejet par la Chambre des communes d’une motion demandant que cessent les expulsions vers Haïti jusqu’à ce qu’Affaires mondiales statue sur le retour de la paix sociale. « Il faut que le ministre [de la Sécurité publique, Ralph Goodale] intervienne et mette son pied à terre », a réitéré l’avocat.
Selon son cabinet, le ministre Goodale se dit « très sensible à la situation », qu’il « surveille de près ». Mais « de toute évidence, l’ASFC est tenue d’appliquer les lois canadiennes », a expliqué l’attaché de presse Scott Bardsley, qui confirme toutefois qu’aucun renvoi n’a eu lieu depuis le 18 novembre.