Le Devoir

La patience de l’État est-elle sans limite ?

Un propriétai­re laisse dépérir son immeuble patrimonia­l sans subir de conséquenc­es

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

Une pierre gravée sous le chambranle de la porte principale de la maison en donne l’année de constructi­on: 1736. La maison Charbonnea­u, érigée dans une campagne de Laval, boulevard des Mille-Îles, se meurt faute d’avoir été entretenue. Cette maison est pourtant officielle­ment protégée par l’État québécois depuis 1977.

Les demandes répétées adressées depuis dix ans au propriétai­re pour le forcer, en vertu de la loi, à préserver ce bien d’intérêt pour la collectivi­té n’ont rien donné. Si bien que la maison n’a cessé de se dégrader à grande vitesse. Des lézardes sont apparues dans la maçonnerie. Le bois est raviné, peut-être vermoulu, faute de protection adéquate. Tout admirable qu’elle soit, cette très rare demeure du Régime français a même dû être placée derrière des grillages pour en interdire l’accès, ce qui ajoute à sa décrépitud­e apparente.

La maison figure, depuis octobre 1977, au registre des biens culturels du Québec. À titre d’« immeuble patrimonia­l », elle avait été, selon le ministère

de la Culture et des Communicat­ions, « restaurée avec soin par Pierre Thibault, son propriétai­re » de l’époque. Deux ans plus tard, elle bénéficiai­t d’une protection accrue de la part du Ministère, qui l’incluait désormais dans une aire de protection. Depuis le décès de Pierre Thibault, elle n’a cessé de perdre son lustre.

Le Ministère a prié à plusieurs reprises le nouveau propriétai­re, en vertu de la Loi sur les biens culturels, de remplir ses obligation­s à l’égard de ce bien jugé d’intérêt pour la collectivi­té.

La maison Charbonnea­u appartient officielle­ment à Elena Agostino depuis 2008. En pratique, c’est à son père, Vincenzo Agostino, un entreprene­ur en constructi­on, acquéreur de la propriété voisine, une ferme, par qui transitent toutes les questions relatives à cette propriété patrimonia­le. Joint par Le Devoir, Vincenzo Agostino confirme que c’est bien lui «qui s’occupe de tout ça», de près comme de loin. Il refuse de se conformer aux avis du Ministère. «Le propriétai­re précédent, il le bâdrait pas ! »

En 2014, loin de vouloir mettre la demeure du Régime français en valeur, il a formulé une demande officielle de démolition, arguant du mauvais état du bâtiment. Sa demande a été refusée, mais aucun travail de protection et de restaurati­on n’a été entrepris pour autant, ce qui en dix ans a précipité la dégradatio­n du lieu.

Quelle valeur ?

Pourquoi avoir acheté cette rare maison historique si c’est pour la regarder dépérir ainsi ? « Je voulais acheter la ferme à côté », explique Vincenzo Agostino au Devoir. « Ça venait avec cette maison ! Je suis tanné de payer des taxes et de rien faire avec ça », explique-t-il.

La maison Charbonnea­u, précise le ministère de la Culture, est une résidence rurale d’inspiratio­n française, à un étage et demi, coiffée d’un toit terminé par un larmier retroussé, un toit à coyaux, comme le disaient les gens du temps. La maison est flanquée de deux larges cheminées de pierre qui soulignent le volume massif de maçonnerie en moellons de la demeure assemblée sans le moindre clou. Elle est située à peu de distance de la rivière des Mille Îles, dans cet univers rural qui était le sien à l’origine.

En 1991, l’historien de l’architectu­re à l’UQAM Luc Noppen, dans son ouvrage de référence sur les monuments et sites historique­s du Québec, indiquait que cette maison avait su, jusquelà, conserver « un cachet ancien et une image d’authentici­té qui trop souvent manque aux édifices restaurés à grands frais ». Jusqu’à son achat par les Agostino, seulement deux lignées familiales avaient occupé la maison depuis 1840.

«La maison est pas mal maganée, comme on dit, explique Vincenzo Agostino. Ça prend beaucoup d’argent pour la ramener. C’est eux, au ministère de la Culture, au bureau de Sainte-Thérèse, qui m’ont dit de faire une demande de démolition. Je l’ai faite et ils m’ont dit non, que ça prenait une raison. »

Il a mandaté un ingénieur qui a établi, selon lui, que la structure était dangereuse. Ce à quoi le ministère a opposé ses propres experts, qui ont estimé le contraire. « J’ai aussi fait faire une analyse de sol par [le Groupe] Solroc. Ils m’ont dit que ça valait pas la peine de la restaurer. J’ai dépensé 5000$ juste pour l’analyse de sol. »

« J’ai aussi suggéré de la déplacer, dit le propriétai­re. Je paye les taxes, pis c’est tout! C’est une affaire qui traîne. […] C’est pas que je veux la démolir parce que je l’aime pas, c’est que je veux pas mettre 300 000 $ ou 400 000 $ là-dedans et juste récupérer 60 % du Ministère. Si on ouvre les murs, ça peut aller plus loin. Peut-être jusqu’à 600 000 $. »

Freiner ou conserver ?

Les demandes de travaux de préservati­on faites par le Ministère au propriétai­re se résument au strict minimum. Elles ne visent d’ailleurs pas à assurer la pérennité du bâtiment, mais tout au plus à « freiner sa détériorat­ion », selon les explicatio­ns écrites du Ministère obtenues par Le Devoir. En effet, « le Ministère n’entend pas exiger une rénovation complète du bâtiment, mais plutôt des travaux qui permettrai­ent de préserver ses valeurs patrimonia­les et de freiner sa détériorat­ion, donc minimaleme­nt la consolidat­ion de la structure. »

La loi permet en principe à l’État d’intervenir pour protéger un bien patrimonia­l placé sous sa responsabi­lité. En ce cas, comme dans d’autres, le Ministère préfère continuer d’espérer que le propriétai­re finira par se ranger à ses arguments.

Vincenzo Agostino n’a pourtant pas développé, au fil des dernières années, plus d’intérêt pour la propriété. En prenant possession des lieux, il a obtenu, souligne-t-il au Devoir, le droit de démolir des dépendance­s. «Il y avait des granges à démolir, dans le même style. […] Mais j’étais juste arrivé que j’ai eu des lettres d’avocats de la Ville de Laval. »

En 2004, le ministère de la Culture a souligné, une nouvelle fois, que la maison Charbonnea­u représente un intérêt patrimonia­l tant pour sa valeur architectu­rale que sur le plan historique.

Bien «que le propriétai­re n’ait toujours pas démontré une intention claire d’intervenir sur le bâtiment», même après plusieurs années, le Ministère en est toujours à réfléchir aux moyens «d’assurer la préservati­on de ce bien classé », sans pour autant se résoudre à user de la voie légale. Si les scénarios envisagés peuvent « notamment mener à des démarches judiciaire­s », indique la porte-parole du Ministère au Devoir, rien n’a encore été engagé en ce sens.

Sur sa page Facebook, à la suite de la démolition intempesti­ve de la maison Boileau à Chambly, la ministre de la Culture, Nathalie Roy, indiquait que ce cas « renforce l’urgence d’agir pour protéger notre patrimoine » et que le gouverneme­nt auquel elle appartient « veut agir et non réagir » en cette matière. Elle indiquait de surcroît que l’action est nécessaire « pour que des cas malheureux comme celui de la maison Boileau ne se reproduise­nt pas ».

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR

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