Le Devoir

Vice Media perd son combat en Cour suprême

- HÉLÈNE BUZZETTI MARIE VASTEL CORRESPOND­ANTES PARLEMENTA­IRES À OTTAWA

La protection du matériel journalist­ique n’est pas absolue. Dans un jugement unanime rendu vendredi, les neuf juges de la Cour suprême du Canada ont ordonné à un reporter de Vice Media de remettre à la police les captures d’écran des échanges qu’il a eus avec un Canadien parti combattre en Syrie. Des journalist­es s’inquiètent, mais d’autres tempèrent la portée de ce précédent.

Le cas mettait en opposition le droit de l’État de mener une enquête criminelle et celui des médias d’amasser et de disséminer de l’informatio­n. En 2014, le journalist­e Ben Makuch a publié une série de reportages faisant état de ses échanges avec le Canadien Farah Mohamed Shirdon. L’homme proclamait qu’il faisait du recrutemen­t pour le groupe État islamique et mettait en garde contre des attentats terroriste­s à venir en Occident. La police a demandé d’obtenir des captures d’écran de ces échanges pour étayer sa cause contre Shirdon. Vice Media a refusé.

Les juges de la Cour suprême donnent raison à la Cour supérieure de l’Ontario et à la Cour d’appel, qui avaient toutes deux ordonné la remise des documents. Les juges du plus haut tribunal du pays réitèrent qu’il n’existe pas de règle absolue en la matière et que chaque cas doit être évalué isolément.

Dans celui-ci, la source de M. Makuch n’était pas confidenti­elle et toutes les informatio­ns des échanges avaient déjà fait l’objet de reportages. Bref, la police n’aurait accès à rien de plus que ce qui avait déjà été publié.

« L’intérêt de l’État à enquêter sur les crimes présumés et à poursuivre les auteurs l’emporte sur le droit des appelants [Vice] à la confidenti­alité des renseignem­ents dans la collecte et la diffusion des informatio­ns, écrivent les juges. Faits importants, la communicat­ion des renseignem­ents recherchés ne révélerait pas l’identité d’une source confidenti­elle; aucune communicat­ion faite à titre confidenti­el ou sous le couvert de l’anonymat ne serait divulguée; il n’existe aucune autre source par qui il serait possible d’obtenir les renseignem­ents demandés ; la source a utilisé le média, en tant, en quelque sorte, que porte-parole pour elle, afin de rendre publiques ses activités auprès d’un groupe terroriste et de diffuser ses idées extrémiste­s. »

Dangereux précédent ?

Les juges insistent sur la différence entre une source confidenti­elle et une autre qui ne l’est pas. Un précédent jugement avait reconnu que l’obligation de divulguer des sources confidenti­elles pouvait avoir de tels « effets négatifs potentiels » qu’on pouvait envisager d’accorder le privilège du secret. Mais « il n’existe pas de tel privilège entre les journalist­es et les sources non confidenti­elles ».

À la Fédération profession­nelle des journalist­es du Québec (FPJQ), qui se dit déçue de la décision, on estime que « le débat n’est pas là ».

« C’est une question de principe. La police ne devrait pas pouvoir mettre la main sur le matériel journalist­ique, quel qu’il soit », affirme le vice-président, Jean-Thomas Léveillé. «C’est important parce que, si les gens ont la perception que transmettr­e de l’informatio­n aux médias revient à la transmettr­e à la police, peut-être que les gens vont y repenser à deux fois avant de dénoncer des situations qui méritent d’être dénoncées. »

Karyn Pugliese, présidente de l’Associatio­n canadienne des journalist­es, croit pour sa part que « cette distinctio­n [entre source confidenti­elle et source non confidenti­elle] est déroutante». « On dirait qu’on s’engage sur une pente savonneuse. »

L’avocat spécialisé dans le droit des médias Mark Bantey estime pour sa part que les journalist­es ont tort de s’insurger contre la décision. « Ce n’est pas un bon résultat pour Vice Media, mais je ne pense pas que ce soit une mauvaise décision pour les médias en général », ditil en entrevue avec Le Devoir. « Ce n’est pas nécessaire de déchirer sa chemise. »

Me Bantey rappelle que, même dans la cause de Daniel Leblanc, visant à révéler l’identité de MaChouette par qui le scandale des commandite­s a été éventé, la Cour suprême avait refusé d’octroyer une protection absolue aux sources journalist­iques, tout en l’accordant à celle-là. Il aurait donc été étonnant que la Cour accorde une telle protection absolue pour du matériel journalist­ique n’émanant pas d’une source confidenti­elle.

Me Bantey se réjouit que la Cour suprême ait statué que, dorénavant, un juge saisi d’une demande d’ordonnance de communicat­ion visant un journalist­e devra envisager de l’en avertir pour lui permettre de faire des représenta­tions en amont.

Comme un reportage s’apparente à du ouï-dire devant les tribunaux, la police réclamait les captures d’écran des échanges à titre de preuve. Rappelons qu’il arrive souvent que les tribunaux ordonnent aux réseaux de télévision de remettre leurs bandes vidéo à la police, par exemple après qu’une manifestat­ion est devenue violente. Le test est alors le même, rappelle Me Bantey : la police doit démontrer qu’elle n’a pas pu obtenir autrement cette informatio­n, par exemple en filmant elle-même la manifestat­ion ou en demandant à des citoyens leurs vidéos.

Arguments différents

Vice Media a réagi par communiqué de presse à la décision. « C’est un jour sombre pour la liberté de la presse, qui est un principe fondamenta­l de la démocratie. Bien que nous ayons perdu cette bataille, rien n’ébranle notre conviction qu’une presse libre est nécessaire à une bonne compréhens­ion du monde dans lequel nous vivons. »

Vice Media n’a pas indiqué si elle remettra les documents demandés. Refuser de le faire constituer­ait un outrage au tribunal, passible d’emprisonne­ment. On peut se demander si la police ira de l’avant avec l’enquête puisque, selon l’armée américaine, Shirdon a été tué en juillet 2015 lors d’un bombardeme­nt en Syrie.

Fait à noter ce jugement comporte deux séries d’arguments: ceux de la majorité de cinq juges et ceux de la minorité des quatre autres. La majorité estime que la grille d’analyse existant depuis 1991 est encore bonne. Elle ne fait que la restructur­er un peu pour la rendre plus claire.

La minorité, elle, estime qu’il faut considérer la liberté de la presse comme un droit à part entière devant être intégré à l’analyse. Néanmoins, même en appliquant cette nouvelle grille plus sévère, la minorité conclut aussi que Vice Media doit remettre ses documents à la police.

Bien que nous ayons perdu cette bataille, rien n’ébranle notre conviction qu’une presse libre est nécessaire à une bonne compréhens­ion du monde dans lequel nous vivons VICE MEDIA

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