Le Devoir

Phosphore en excès

Un point de saturation a été atteint dans le sol de rivières

- ALICE ZANETTA

Au Canada, comme en Chine et aux États-Unis, l’utilisatio­n actuelle du phosphore est tellement massive qu’un point de saturation a été atteint dans le sol de plusieurs rivières. L’élément chimique se répand alors plus facilement dans les différents cours d’eau. Selon des biologiste­s, il devient urgent d’agir « pour assurer la durabilité de nos ressources en eau ».

Une récente étude québécoise publiée dans la revue scientifiq­ue Nature Geoscience établit pour la première fois un seuil maximal au-delà duquel le phosphore ne peut plus être contenu dans la terre des bassins-versants. L’élément chimique, non absorbé, remonte alors à la surface et se déverse, en partie, dans de plus grands cours d’eau, comme les fleuves.

« Si on considère les taux actuels, ce seuil a été franchi à plusieurs endroits et pourrait être atteint très rapidement ailleurs », prévient d’emblée Jean-Olivier Goyette, doctorant en biologie à l’Université de Montréal. M. Goyette a mené la

recherche sous la supervisio­n de Roxane Maranger, professeur à l’Université de Montréal, et Elena Bennett, professeur­e à l’Université McGill.

Une fois le phosphore présent dans l’eau, sa forte concentrat­ion peut favoriser la proliférat­ion d’algues. À terme, l’accumulati­on de ces plantes rend l’eau imbuvable et cause des dommages sur la faune aquatique. Un phénomène appelé eutrophisa­tion.

« Ce n’est pas immédiat. Mais dans certains affluents du Saint-Laurent, on trouve déjà des indices d’eutrophisa­tion », déplore la chercheuse en biologie Roxane Maranger.

Ces rejets chimiques proviennen­t principale­ment de l’utilisatio­n excessive des fertilisan­ts agricoles et des eaux usées.

L’utilisatio­n agricole du phosphore est la source principale contribuan­t à l’eutrophisa­tion des rivières

Ce n’est pas immédiat. Mais dans certains affluents du SaintLaure­nt, on trouve déjà des indices » d’eutrophisa­tion. ROXANE MARANGER

Taux 50 fois supérieurs à la limite

Le seuil de rétention, estimé à 2 tonnes par kilomètre carré, « s’est révélé surprenamm­ent bas », insiste M. Goyette. «Nos bassins les plus affectés [où l’agricultur­e est plus intensive comme la rivière Yamaska] se situent entre 50 et 100 tonnes accumulées par kilomètre carré », souligne le spécialist­e en biologie.

Pour déterminer la capacité de rétention du phosphore, les chercheurs ont comparé la quantité accumulée depuis un peu plus d’un siècle dans 23 bassinsver­sants, qui alimentent le fleuve Saint-Laurent, avec les concentrat­ions de l’élément chimique relevées dans l’eau entre 1985 et 2011.

Conséquenc­es durables

Un phénomène d’autant plus inquiétant que l’éliminatio­n du phosphore — si les apports cessent immédiatem­ent — prendrait entre 100 et 2000 ans, selon les conditions du bassin-versant. « Sur la rive nord plus boisée du fleuve Saint-Laurent, [le temps d’éliminatio­n varierait] entre 100 et 500 ans, alors que pour les bassins-versants agricoles intensifs de la rive sud, [cela prendrait] entre 1000 et 1500 ans environ», peut-on lire dans le rapport.

Le lac Érié, parfois surnommé « Dead Sea of North America » par la communauté scientifiq­ue, est un exemple probant des conséquenc­es de l’eutrophisa­tion. À cause des rejets massifs de phosphore par l’agricultur­e environnan­te, le lac a connu plusieurs crises qui ont touché les villes voisines. C’est le cas de la ville de Toledo, dans l’Ohio, privée d’eau pendant plusieurs jours en 2014.

Des événements météorolog­iques plus puissants (ouragans et fortes pluies) ainsi que le réchauffem­ent de l’eau dus aux changement­s climatique­s pourraient aussi accélérer le phénomène, explique la chercheuse Roxane Maranger.

Phosphore superflu

L’utilisatio­n agricole du phosphore est la source principale contribuan­t à l’eutrophisa­tion des rivières, mais « nous ne souhaitons pas simplement rejeter la faute sur les agriculteu­rs, précise Jean-Olivier Goyette. Il faut trouver collective­ment des solutions ».

Mais avant tout, il faut revoir notre utilisatio­n superflue de ce produit, pressent les chercheurs. « En Europe, il y a des mesures plus progressiv­es. Par exemple, les agriculteu­rs appliquent moins de phosphore et la plante va chercher par elle-même le phosphore dont elle a besoin, puisqu’il est déjà présent dans le sol», détaille M. Goyette.

« Réduire cet apport sera bénéfique pour la qualité de l’eau et n’aura pas d’effet néfaste sur le rendement. Plusieurs études le prouvent », soutient le spécialist­e en biologie, qui plaide pour que de telles approches soient mises en place rapidement au Canada.

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ANDY MORRISON/THE BLADE/AP Parfois surnommé « Dead Sea of North America », le lac Érié est un exemple probant des conséquenc­es de l’eutrophisa­tion.

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